Alors que la saison des pluies, ou Raspoutitsa, s’approche en Ukraine, il est nécessaire de consolider les gains de la contre-offensive en cours pour préparer les opérations post-hiver 2023-2024. C’est le point clef que développent les auteurs de ce papier, en rappelant le chemin parcouru depuis le lancement de la contre-offensive de Kiev en juin dernier, et en soulignant le rôle essentiel des soutiens de l’Ukraine pour engager la préparation de la phase suivante.
Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.
Les références originales de cet article sont : Dmytro Kryvosheiev et Margaryta Khvostova, « Alliés de tous les instants : La contre-offensive de l’Ukraine et l’arrivée de l’hiver », ECFR. Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site de l’ECFR.
La contre-offensive ukrainienne, qui a officiellement commencé début juin 2023, entre dans une phase décisive. Fin novembre, de fortes pluies risquent de transformer le champ de bataille en boue impraticable, compliquant considérablement l’opération militaire. Les forces ukrainiennes ont donc moins de deux mois pour progresser le plus possible. Après un démarrage progressif, elles commencent à connaitre des succès marquants. L’Ukraine va maintenant s’attacher à mieux se positionner pour préparer la campagne de 2024. Ses alliés occidentaux doivent faire de même.
Des revers aux succès
Initialement, l’Ukraine avait prévu de lancer la contre-offensive au printemps, mais elle l’a reportée en raison d’un manque d’équipement lourd, de munitions et de personnel qualifié. Pour préparer la contre-offensive, des instructeurs militaires occidentaux ont formé les soldats ukrainiens sur des véhicules blindés occidentaux, tels que les chars Léopard 2 et Challenger. L’idée était d’utiliser la guerre de manœuvre, en dirigeant plusieurs unités mécanisées dans plusieurs directions à la fois, afin d’identifier et d’exploiter les faiblesses de l’armée russe et de percer rapidement sa première ligne de défense. Mais avec des champs de mines couvrant des kilomètres de la ligne de front, des tirs d’artillerie ennemis denses et la supériorité aérienne de la Russie, l’Ukraine a été contrainte, au bout de quelques semaines, de changer de tactique et de passer de la manœuvre à l’écrasement progressif des forces russes. Comme l’ont fait remarquer d’anciens responsables de l’armée américaine, les États-Unis n’auraient jamais pris le risque de lancer une offensive dans de telles conditions.
L’Ukraine a concentré ses principaux efforts offensifs dans la direction du sud (vers les parties des régions de Kherson, Zaporijia et Donetsk occupées par les Russes). Cette partie de la ligne de front revêt une importance stratégique pour l’Ukraine : si les forces ukrainiennes parviennent à percer les défenses russes, elles pourraient atteindre la mer d’Azov, diviser les forces russes en deux groupes et briser le « pont terrestre » menant à la Crimée annexée. L’Ukraine pourrait alors perturber la logistique russe par des tirs d’artillerie lourde sur le pont de Kertch, une liaison de transport majeure entre la Russie et la Crimée. L’Ukraine pourrait alors perturber la logistique russe par des tirs d’artillerie lourde sur le pont de Kertch – une liaison de transport majeure entre la Russie et la péninsule occupée – et isoler les forces russes en Crimée. Cela pourrait contraindre le Kremlin à évacuer les forces russes, ce qui conduirait à la désoccupation de la Crimée.
Toutefois, comme cette ligne de front est restée stable depuis l’invasion à grande échelle de l’Ukraine, les forces russes ont eu plus d’un an pour mettre en place une défense massive à plusieurs niveaux. En conséquence, la ligne de front comporte désormais des champs de mines sur des dizaines de kilomètres, des tranchées et des fossés antichars. Les forces russes ont même transformé des forêts en petites forteresses où sont retranchés des soldats. Les mines terrestres sont devenues l’un des principaux problèmes des forces ukrainiennes : il y a parfois cinq mines russes par mètre carré de territoire. Compte tenu de l’inefficacité de leurs véhicules de déminage et de la quantité de mines, les ingénieurs ukrainiens doivent déminer manuellement le territoire avant que l’armée puisse avancer sous les tirs et les bombardements denses des Russes.
Dans ces conditions, la progression de la contre-offensive ukrainienne ne peut pas être évaluée en fonction de son rythme de progression ou du nombre de kilomètres carrés de territoire libérés. Au cours des derniers mois, la principale priorité de l’Ukraine a été d’épuiser les troupes russes. Les forces ukrainiennes s’efforcent donc de détruire régulièrement le matériel, le personnel et la logistique russes près de la ligne de front, afin d’affaiblir les capacités de défense de la Russie. La Russie perd chaque jour en moyenne des dizaines de véhicules blindés et de systèmes d’artillerie et de défense aérienne, ainsi que des centaines de soldats. La tactique de l’Ukraine commence à porter ses fruits : au cours du mois dernier, les soldats ukrainiens ont franchi la principale ligne de champs de mines et ouvert une brèche dans la première ligne de défense russe, la plus difficile, près de Robotyne, dans la région de Zaporijia, et se sont introduits dans la première ligne de défense russe à Staromaiorske, en direction de la région de Donetsk. Cela ne signifie pas que le front sud de la Russie va s’effondrer dans l’immédiat, ni même que les forces ukrainiennes peuvent avancer librement vers le sud. Mais les forces ukrainiennes sont en train de percer des défenses hautement fortifiées sans disposer de la supériorité aérienne. Au fur et à mesure que l’Ukraine franchit ces défenses, la Russie déplace ses forces d’autres régions vers la ligne de front méridionale.
Préparation de la phase suivante
Les forces ukrainiennes doivent maintenant étendre leur emprise et continuer à progresser à travers les lignes de défense. Une fois qu’elles auront submergé les principales lignes de défense russes, elles pourront avancer vers les villes stratégiquement importantes de Tokmak et Melitopol. Elles devront accumuler un grand nombre de réserves dans cette zone pour forcer les Russes à battre en retraite. Comme les forces ukrainiennes l’ont démontré lors de la bataille de Kherson en novembre 2022, elles préfèrent créer les conditions d’une fuite ou d’une reddition de l’ennemi lors de la libération des grandes villes afin de minimiser les pertes parmi les militaires et les civils.
Même si les troupes ukrainiennes atteignent la mer d’Azov, il est peu probable qu’elles puissent forcer la Russie à se rendre complètement. L’Ukraine a donc besoin d’un approvisionnement stable en obus, en armes lourdes et – idéalement – en avions pour se préparer à la prochaine phase de la guerre.
Si les conditions climatiques hivernales compliqueront les opérations terrestres d’envergure, les forces ukrainiennes peuvent néanmoins mettre cette période à profit pour éroder davantage la logistique russe et les postes de commandement éloignés des lignes de front à l’aide de missiles de longue portée. La livraison de missiles ATACMS par les États-Unis, attendue depuis longtemps, serait extrêmement importante à cet égard. La livraison prévue de jets F-16 par les Pays-Bas, le Danemark et la Norvège au cours du premier trimestre 2024 pourrait changer la donne, car elle rapprocherait la puissance aérienne ukrainienne de celle de la Russie, à défaut de permettre aux forces ukrainiennes d’acquérir la supériorité aérienne. Cela pourrait être un élément essentiel pour le succès futur des opérations terrestres. Actuellement, les avions russes peuvent librement lancer des missiles et des bombes sur les troupes ukrainiennes près de la ligne de front, car ils sont hors de portée des systèmes de défense aérienne ukrainiens. Les avions à réaction F-16 assureraient la couverture aérienne des troupes ukrainiennes et seraient en mesure d’intercepter les avions et les missiles russes, ce qui réduirait la supériorité aérienne de la Russie et accélérerait le rythme de l’offensive ukrainienne. Les États-Unis pourraient devenir le principal donateur de F-16. D’autres alliés, comme le Portugal, la Roumanie et la Belgique, possèdent également des F-16, qu’ils pourraient livrer à l’Ukraine après la formation des pilotes. La Suède pourrait également livrer des avions à réaction JAS-39 Gripen pour renforcer les capacités aériennes de l’Ukraine, que les pilotes ukrainiens ont déjà testés avec succès.
Les dirigeants occidentaux ont reconnu que l’Ukraine et ses alliés devaient se préparer à une guerre longue avec la Russie. Les alliés occidentaux devraient se joindre aux forces ukrainiennes pour préparer la prochaine phase de la guerre.