Le poids géopolitique et stratégique de cette région du monde est désormais déterminant. Le papier brosse un panorama des dynamiques de puissance à l’œuvre en Asie, replacé dans la perspective historique des interactions avec l’Occident depuis le XIXème siècle.
Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.
Les références originales de cet article sont : Entretien avec Pierre Grosser, mené par Jean-Christophe Noël pour la revue Vortex 5 du CESA . Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site de Calaméo.
Dans votre livre L’Histoire du monde se fait en Asie publié initialement en 2016, vous montrez l’importance qu’a joué le continent asiatique dans la marche des événements au 20ème siècle, notamment en Occident. J’aimerais partir d’un peu plus loin si vous le voulez bien avant de discuter de votre thèse. L’opinion répandue en Europe veut que l’Occident ait imposé sa dynamique dans le monde depuis le 16ème siècle. Pourriez-vous décrire la nature de cette dynamique en Asie jusqu’au début du 20ème siècle ?
Les Occidentaux ont pris une place importante dans l’histoire de l’Asie, mais seulement à partir de la seconde moitié du 19ème siècle. Auparavant, ils s’étaient greffés sur des réseaux commerciaux préexistants, à travers l’Océan Indien et le Pacifique. Ils n’étaient présents qu’à la périphérie, notamment dans des ports. Les vraies conquêtes et le contrôle de territoires sont des phénomènes du 19ème et du début du 20ème siècle. À ce moment, la rivalité a moins pour enjeu l’Asie du Sud-Est que le cœur de l’Eurasie – de la Méditerranée jusqu’au Pacifique. Elle met aux prises l’Empire britannique, centré sur les Indes, et l’Empire russe qui s’étend vers l’est. L’histoire contemporaine est déterminée par ce « Grand Jeu », mal connu en France, où l’on est obsédé par la rivalité franco-allemande et, dans une moindre mesure, par la compétition franco-britannique.
Deuxièmement, le Japon se mêle au jeu des puissances et nourrit aussi des ambitions asiatiques. Il mène son propre « Grand Jeu » en Asie du Nord-Est en se heurtant avec l’Empire russe. L’enjeu des rivalités anglo-russe et russo-japonaise a notamment pour objet les périphéries du grand Empire Qing, notamment le Tibet, le Xinjiang, la Mongolie et la Mandchourie.
Troisièmement, la Chine devient le terrain des rivalités entre grandes puissances, lesquelles sont – dans le même temps – aussi capables de coopérer pour faire face à une menace commune (comme lors de la guerre des Boxers). Les puissances poussent les anciens « vassaux » de la Chine à s’émanciper de l’Empire Qing pour mieux les coloniser (la France au Viêt Nam, le Japon en Corée). À la fin du 19ème siècle, elles s’efforcent d’obtenir des concessions dans des villes côtières et le long des chemins de fer.
Quatrièmement, les États-Unis entrent dans le jeu après la prise des Philippines (1898), avec l’envoi des Notes sur la Porte Ouverte en Chine aux Européens l’année suivante, destinées à y favoriser la libre-compétition économique.
Ces rivalités, qui se transforment parfois en conflits, comme lors de la guerre russo-japonaise en 1904-1905, ont-elles selon vous des conséquences sur le déclenchement de la Première Guerre mondiale ?
La guerre russo-japonaise a changé le système international car elle a conduit à affaiblir la Russie. D’où la conception du plan Schlieffen allemand, qui misait sur la passivité russe, quand l’Allemagne battait la France à l’ouest dès les premières semaines d’un conflit européen. Mais la guerre russo-japonaise n’a pas entraîné de guerre généralisée, alors même que Londres était l’alliée de Tokyo et la France de la Russie. Au contraire, en 1907, on assiste à des rapprochements franco-japonais, russo-japonais, et anglo-russe (après l’Entente cordiale franco-britannique de 1904). Aussi, l’Allemagne se sent isolée dans sa politique mondiale en Asie et la Russie rassurée sur son front est. À partir de là, les rivalités internationales ne se déroulent plus en Extrême-Orient, mais bien en Europe et à ses bordures (Afrique du Nord, Balkans, Proche-Orient). Paris et Londres ne veulent plus que la Russie se concentre sur l’Asie : une telle posture profite à l’Allemagne qui avait misé sur une hostilité anglo-russe durable.
La rivalité entre Londres et Moscou semble reprendre de plus belle après la Première Guerre mondiale. Le Japon joue-t-il encore un rôle indirect dans la constitution des alliances en Europe dans les années 1930 ?
Il faut toujours rappeler que les relations internationales durant l’entre-deux guerres mettent aux prises des États-Empires. La rivalité anglo-russe se poursuit dès la fin de la Première Guerre mondiale, dans un contexte où l’URSS attise les flammes de l’anti-impérialisme en Asie, de la Turquie à la Chine. Dans les années 1930, le cauchemar pour les Britanniques serait de mener une guerre à la fois contre l’Allemagne en Europe, contre l’Italie en Méditerranée et contre le Japon en Asie. D’où la politique d’appeasement à l’égard de ces trois puissances. L’URSS craint elle aussi une guerre sur deux fronts, en Europe (avec l’Allemagne et la Pologne, qui serait encouragée par Londres et Paris), et en Asie (avec le Japon). Elle bat le Japon dans une petite guerre frontalière et le pacte germano-soviétique a pour vertu d’obtenir que Berlin modère aussi Tokyo. En août 1939, Staline obtient ce qu’il veut. L’Allemagne se tourne vers la Pologne et vers l’ouest, et le Japon vers le sud. Durant l’été 1939 toujours, les Britanniques craignent d’être entraînés dans une guerre avec le Japon. Au final, il n’y a pas eu d’accord anglo-soviétique contre l’alignement germano-japonais.
Vous jugez que la Chine est un acteur décisif de la Seconde Guerre mondiale. Pourtant, elle est envahie et subit la guerre sur son territoire ?
J’ai publié en 2017 mon ouvrage sur l’Asie dans l’histoire du 20ème siècle au moment où des historiens occidentaux, mais aussi le régime chinois, ont commencé à insister sur l’importance de la Chine dans la guerre. La Chine est le pays qui s’est battu le plus longtemps pendant cette période. Le terme consacré à Pékin pour qualifier désormais la Seconde Guerre mondiale est celui de la « Guerre de quatorze ans » (1931-1945). La Chine est le pays qui a subi le plus de pertes après l’URSS. Si, en Occident, on vante Churchill qui a refusé de négocier avec Berlin en 1940 et le Royaume-Uni qui s’est battu seul durant un an, la Chine a combattu seule contre le Japon durant dix ans, alors même que Tokyo a fait des offres de négociations et soutenu des factions ou partis composés de « collaborateurs ». Surtout, la Chine a refusé de négocier au moment où elle était envahie et brutalisée. Cette résistance a déterminé l’histoire de la guerre. Si le Japon ne s’était pas embourbé en Chine, il aurait pu attaquer l’URSS en même temps que l’Allemagne en 1941 et déplacer davantage de troupes dans le Pacifique contre les États-Unis. À cet égard, Moscou et Washington ont aidé les Chinois à la fin des années 1930 à accélérer l’enlisement du Japon en Chine. Malgré l’hostilité très prononcée de l’un envers l’autre, le Parti communiste a fini par réhabiliter l’effort de guerre des Nationalistes, récompensés en 1943 – lors de la conférence du Caire – par un siège permanent au Conseil de Sécurité de la future Organisation des Nations unies (ONU).
La guerre dans le Pacifique ne se déroule-t-elle pas cependant sur un théâtre secondaire ? Les Anglo-Saxons décident pendant la conférence Arcadia (décembre 1941 – janvier 1942) que leurs efforts de guerre se concentreront contre l’Allemagne d’abord avant de s’en prendre au Japon.
L’Europe, et surtout la menace nazie, apparaissent comme une priorité pour les États-Unis. Churchill met d’ailleurs tout en œuvre pour garantir et renforcer cette primauté. Pourtant, le Japon attaque les États-Unis à Pearl Harbor le 7 décembre 1941. Si l’objectif militaire est avant tout de paralyser les forces navales, l’objectif politique est la conquête de l’Asie du Sud-Est, d’autant que les métropoles européennes n’ont plus les moyens de défendre leurs colonies. Contrairement aux idées reçues, ce ne sont pas les États-Unis qui ont forcé le Japon à attaquer. Roosevelt n’a pas non plus utilisé la « porte de derrière » du Pacifique pour justifier la guerre en Europe. C’est l’Allemagne qui déclare la guerre aux États-Unis, non l’inverse. C’est à ce moment que s’opère la jonction entre la guerre européenne commencée en 1939 et celle en Asie débutée en 1937, voire 1931. Il est difficile aujourd’hui de savoir si Roosevelt aurait pu justifier une guerre contre l’Allemagne alors que l’opinion était choquée par l’agression japonaise. En revanche, Hitler justifie sa déclaration de guerre par le fait que les États-Unis seraient déjà des belligérants et auraient entamé une pleine mobilisation militaire pour détruire l’Allemagne. Dans les faits, il faut attendre la fin de 1943 pour que le théâtre européen soit vraiment privilégié. À plusieurs reprises, Washington menace Londres de favoriser le Pacifique si les Britanniques refusent le débarquement en Europe. Toutefois, la Chine reçoit moins de 2% du mécanisme prêt-bail. Et les États-Unis ne peuvent trop exiger que l’URSS les soulage contre le Japon.
Les défaites de Singapour (1942) et de Diện Biên Phu (1954) portent des coups décisifs aux empires coloniaux européens. Que se joue-t-il à ce moment-là ?
Il est difficile de se rappeler à quel point les dimensions raciales pesaient dans les visions du monde à cette époque, et à quel point « garder la face » était une obsession des « Blancs », qui croyaient plutôt que c’était une idée fixe chez les Asiatiques. Après l’humiliation russe en 1905, les Britanniques et les Américains se font humilier durant l’hiver 1941/42 (Singapour et Hong Kong pour les premiers, Philippines pour les seconds). Puis c’est au tour des Français en Indochine face aux Japonais (le coup du 9 mars 1945), puis face aux Vietnamiens (Diện Biên Phu en 1954). Après l’humiliation subie face aux Japonais, qui prétendaient libérer l’Asie des Blancs, les puissances occidentales veulent réaffirmer leur prédominance : Churchill était obsédé par la reprise de Singapour, MacArthur par celle des Philippines, et les Français par celle de l’Indochine en 1945-46. Diện Biên Phu a eu dans ce cadre un écho mondial, et a été considérée comme un « Valmy des peuples colonisés », avec un fort retentissement en Afrique du Nord. Pour de Gaulle par exemple, la lutte communisme/anti-communisme masquait la lutte des Asiatiques face aux Blancs. L’URSS était accusée d’attiser le racisme anti-blancs des Asiatiques en soutenant les communismes asiatiques. La France vantait la collaboration entre les races au sein de l’Union française, et dénonçait la Chine rouge, qui, comme le Japon auparavant, prétendait libérer l’Asie de la domination blanche mais imposait son propre impérialisme.
Selon vous, le tempo de la Guerre froide en Asie structure également celui en Europe ?
À plusieurs reprises, on voit bien cette logique. En 1945-46, Staline est intraitable en Europe parce qu’il a l’impression d’avoir perdu en Asie, malgré sa guerre triomphante contre les Japonais et les gains territoriaux qu’il obtient, acceptés par les États-Unis au détriment du Japon et de la Chine. Le déclenchement de la guerre de Corée en 1950 est interprété dans ce contexte comme le début d’une grande offensive soviétique. L’OTAN se structure vraiment à ce moment-là, l’Allemagne est réarmée et intégrée dans l’organisation en 1955 (après l’épisode de la Communauté européenne de défense – CED). La Grèce et la Turquie rejoignent l’OTAN en 1952, la Turquie ayant envoyé un fort contingent se battre en Corée. La France se bat en Indochine pour montrer aux États-Unis que l’Europe mérite d’être défendue, et le plus à l’Est possible. Toutefois, il est difficile pour Paris de poursuivre la guerre tout en mettant en place les divisions indispensables pour faire face à l’URSS (et au réarmement futur de l’Allemagne). Dans les années 1960-1970, la détente en Europe s’explique à nouveau en partie par les tensions sino-soviétiques. La Chine devient le défi principal pour Moscou. Pékin déplore la dynamique de cette détente dans les années 1970, et pousse Washington à être plus ferme. Le « rebond » reaganien était encouragé par les Chinois.
Votre approche d’histoire connectée montre comment les événements à l’autre bout du monde résonnent dans nos contrées. Est-ce à dire que notre sécurité dépend fortement de ce qui se passe dans des zones éloignées où notre influence est réduite ? Cela ne pourrait-il pas alimenter un interventionnisme débridé ?
Les Empires européens ont été mondiaux. Ils devaient penser à l’interdépendance de leurs intérêts stratégiques, et ont été obsédés par leur crédibilité. Les Français en Indochine après 1945 pensaient qu’une défaite provoquerait un effet domino en Asie, sur le modèle des conquêtes japonaises de 1941-42, mais aussi dans l’Empire plus largement, avec d’autres colonies et protectorats qui réclameraient leur indépendance. Depuis la fin du 19ème siècle, les États-Unis pensent pour leur part l’interdépendance du monde, et ses conséquences. La leçon des années 1930, pour les États-Unis, est qu’une agression lointaine (en Mandchourie, en Tchécoslovaquie) a des conséquences globales. Cette leçon est restée, d’autant que la rivalité américano-soviétique était planétaire. Pour les États-Unis, défendre la Corée du Sud ou le Viêt Nam du Sud était indispensable pour paraître crédible face aux ennemis et aux protégés. Pourtant, la guerre du Viêt Nam a été perdue et la crédibilité des États-Unis a été érodée dans le monde.
Elle est malgré tout restée vive en Asie, où le Japon, la Corée du Sud, la Thaïlande ou Singapour s’inquiétaient des avancées du communisme. Les États-Unis ont voulu restaurer leur crédibilité en Amérique centrale. Henry Kissinger, en son temps, a rarement pensé en termes de dynamiques et de contextes locaux, mais interprétait tout au prisme de la rivalité et des équilibres américano-soviétiques. En outre, en 2001, les événements du 11 septembre ont montré que ce qui se passe en Afghanistan, délaissée dans les années 1990, pouvait avoir un impact sur la sécurité des États-Unis. En 2019-2021, nous avons vu les conséquences de la diffusion d’un virus depuis la Chine (et ce n’était pas le premier). Être une grande puissance dans un monde interdépendant, ce n’est pas simple. Même si les « réalistes » depuis 1946 insistent aux États-Unis sur la nécessité de ne se concentrer que sur les grands équilibres et les espaces importants, que faire face aux massacres en Bosnie ou au Rwanda ?
Le communisme survit en Asie après la Guerre froide en Chine, au Viêt Nam, au Laos et en Corée du Nord. Pour reprendre la problématique d’un livre récent d’Alice Ekman Rouge Vif, ces pays restent-ils fidèles à leurs racines rouges ou n’est-ce qu’un prétexte pour justifier l’autoritarisme et la dictature ?
C’est une question qui s’est posée dès les années 1990, alors que le communisme s’effondrait en Europe, et que la démocratisation de l’Asie semblait une évidence (Philippines, Corée du Sud, Taïwan). Le Parti communiste chinois a beaucoup réfléchi aux causes de la chute de l’URSS. Il en a tiré comme leçon qu’il fallait résister aux tentatives insidieuses de l’Occident d’un « changement pacifique ». Surtout, à la différence du Parti communiste soviétique, il fallait conserver et renforcer la prépondérance du Parti, veiller à sa combativité, réussir les réformes économiques et ne pas pratiquer de « nihilisme historique » (en facilitant, comme lors de la glasnost, la critique de l’histoire du Parti). De son côté, le Parti communiste vietnamien a compris qu’en dépit de ses victoires sur la France et les États-Unis (voire la Chine en 1979), il fallait engager des réformes et surtout profiter de la dynamique économique régionale pour accroître le niveau de vie. La relégitimation de ces Partis se fait par la prospérité et le nationalisme. Plus qu’en Europe, les partis communistes se présentent comme les défenseurs de la nation. Le Parti communiste chinois répète que ses actions ont permis à la Chine de devenir une puissance moderne et respectée. Si les États-Unis le critiquent, c’est pour empêcher le développement de la Chine et la faire retomber dans le « siècle des humiliations » (avant 1949). La Corée du Nord développe la même rhétorique, en rappelant sans cesse les dures épreuves du passé (notamment les bombardements massifs des États-Unis tout comme la colonisation japonaise). Désormais, le régime et sa bombe protègent le peuple coréen.
Je vous propose maintenant de faire un tour d’horizon rapide de quelques puissances régionales. Le Japon après la Seconde Guerre mondiale et la Russie depuis 1989 semblent jouer un rôle moins décisif dans la région ? Est-ce un effet d’optique ?
Le Japon a profité de l’implication américaine dans la région (diplomatie, guerres) pour prendre une place importante. Les États-Unis ont misé sur le Japon, qui représente le plus grand des dominos en Asie. Washington a œuvré à sa croissance dans les années 1950-1960, notamment en ouvrant le marché américain à Tokyo, alors même que le Japon ne pouvait plus guère, malgré les appels du pied de Pékin, commercer avec la Chine. Les États-Unis ont aussi favorisé son retour en Asie du Sud-Est, d’un point de vue seulement économique bien sûr. Le Japon a été l’un des moteurs de la croissance asiatique dans les années 1970-1980, grâce à ses investissements et délocalisations. Rappelons qu’au tournant des années 1980-1990, ce ne sont pas l’URSS ou la Chine qui inquiètent les États-Unis : c’est le Japon, que l’on juge ingrat et qu’on désigne comme un rival économique très dangereux. Les termes « géoéconomie », pressions commerciales, crainte d’un « bloc yen », voire d’un « bloc asiatique », et d’une possible guerre américano-japonaise étaient prégnants dans les discours et dans les articles de la presse. Certes, le Japon a connu une longue stagnation dans les années 1990. Mais il reste l’investisseur majeur en Asie du Sud-Est. C’est Tokyo qui a valorisé le terme d’ « Indopacifique », et ses idées ont été reprises aux États-Unis. Aujourd’hui, le Japon doit faire face à la Chine – dont le PNB a dépassé le sien en 2010 – et au risque posé par la Corée du Nord.
La Russie a, quant à elle, rêvé depuis Khrouchtchev d’un axe russo-indo-chinois face à l’Occident. Cette idée est revenue en force à la fin des années 1990, avec le développement de la « multipolarité ». La Russie vendait alors des armes à la Chine, à l’Inde et au Viêt Nam. Mais, économiquement, elle pesait peu, malgré ses efforts pour attirer les investissements japonais et sud-coréens. Le « pivot » de la Russie vers l’Asie commence au début des années 2010, et prend plus d’ampleur en 2014. Mais ce pivot s’opérait plutôt par défaut : l’Europe a toujours constitué le partenaire commercial principal. Aujourd’hui, la Russie ne peut guère être considérée comme un acteur économique, sauf en ce qui concerne ses exportations d’hydrocarbures, qui restent difficiles faute d’équipements. Elle n’a toujours pas signé de traité de paix pour terminer la guerre soviéto-japonaise de 1945, malgré les efforts de Shinzō Abe. Elle fait des manœuvres communes dans la région avec la Chine. Or, à la différence des années 1950, c’est Pékin qui a l’ascendant dans la relation avec Moscou.
L’Inde semble au contraire émerger, mais très lentement. Comment compter avec ce pays, dont la politique étrangère privilégie le non-alignement ?
Les pronostics sur l’Inde, devenue le pays le plus peuplé du monde, sont rarement unanimes. On vante son potentiel de croissance mais contrairement à la Chine, son économie ne repose pas autant sur sa production industrielle. L’état de la démocratie est préoccupant. Le non-alignement indien est en partie un mythe, surtout si l’on considère la posture de New Delhi depuis la guerre sino-indienne de 1962 et la mort de Nehru. Il s’est surtout construit contre le tiers-mondisme révolutionnaire chinois. Après le traité avec l’URSS de 1971, on pouvait constater un quasi-alignement entre Moscou, Delhi et Hanoï, face à celui formé par Washington, Pékin, Islamabad et Phnom Penh. Depuis la fin des années 2000, les relations avec la Chine sont redevenues difficiles. Les incidents frontaliers de 2020-2022, et le resserrement des liens sino-pakistanais n’ont pas arrangé les affaires. La lune de miel sino-russe est d’ailleurs un problème pour Delhi, qui ne peut jouer Moscou face à Pékin. En termes de stratégie nucléaire, l’Inde doit penser à la Chine et au Pakistan, ce qui complique les calculs. On notera que depuis la fin des années 1990, la grande nouveauté est le rapprochement avec les États-Unis, poussé en partie par la riche diaspora indienne aux États-Unis. L’Inde est certes membre du Quad, mais elle est aussi active dans les BRICS et l’Organisation de Coopération de Shanghaï. Il s’agit donc moins d’un non-alignement que d’un « multi-alignement » : politique active en Asie orientale (liens avec le Japon, l’Australie, le Viêt Nam, rivalités avec la Chine en Birmanie…) où se trouve aussi la croissance ; liens accrus avec Israël, mais aussi l’Iran (notamment pour éviter une mainmise pakistanaise sur l’Afghanistan et éviter un cavalier seul de la Chine au Moyen-Orient) et les Émirats arabes unis : et relation forte avec la France,… L’Inde se considère comme un État-pivot de la politique mondiale, mais pèse encore peu des points de vue stratégique et économique.
Quand on observe les dynamiques en Asie, la situation donne l’impression que la Seconde Guerre mondiale n’a pas encore été réglée ?
La capitulation précipitée du Japon a laissé derrière elle beaucoup de questions en suspens. Contrairement à l’Allemagne, l’archipel possédait encore au moment de la défaite une grande partie de son Empire. Le 38ème parallèle est tracé à la hâte le 12 août 1945 par les États-Unis : les Soviétiques sont censés désarmer les Japonais postés au Nord, tandis que les Américains doivent s’occuper de ceux en garnison au Sud. La guerre de Corée est une conséquence de la création de deux États coréens hostiles l’un à l’autre. L’armistice de juillet 1953 n’a pas été remplacée par un traité de paix. Ce qui fait que depuis 1945, il n’y a pas non plus de traité de paix russo-japonais, notamment à cause de l’annexion des Kouriles par l’URSS. Tokyo n’a d’ailleurs jamais déclaré la guerre à Moscou durant la Seconde Guerre mondiale. La question de Taïwan résulte d’accords (discutés de 1943 à 1945) sur la restitution de la colonie japonaise à la Chine : mais parle-t-on de la République populaire Chine, ou bien de la République de Chine, qui s’est réfugiée à Taïwan ? Pour le Parti communiste chinois, le processus d’unification naturelle n’a pas été mené à son terme, car les États-Unis se sont mêlés d’une affaire chinoise interne. Le Viêt Nam a connu trente ans de guerre (1945-1975) pour savoir qui tiendrait le pouvoir après la capitulation japonaise et dans quelles frontières. Mais en fait, nombre de ces problèmes sont nés des rivalités inter-impérialistes à la fin du 19ème siècle, et de la construction des États-nations à partir du début du 20ème siècle.
L’économie ne compte-t-elle pas plus que les rapports de force depuis 1989, avec ce désir partagé d’enrichissement commun et de développement d’organisations régionales ou d’interdépendances ?
Après plus d’un siècle de guerres terribles, l’une des interprétations sur l’absence de guerres en Asie depuis 1979 consiste à dire qu’il existe désormais des interdépendances économiques, et que tous ces États – le Japon, les Nouveaux Pays Industrialisés (NPI), la Chine, le Viêt Nam – ont privilégié le développement économique. L’Asie des grandes masses humaines semblait menacée par la famine dans les années 1970 (la famine de 1961 en Chine a d’ailleurs fait plus de trente millions de morts). À partir des années 1980, l’Asie devient un modèle de développement, suscitant des comparaisons élogieuses face aux difficultés de l’Amérique latine et de l’Afrique. La grande pauvreté a presque disparu, les classes moyennes comptent des centaines de millions d’individus dans leurs rangs, et les Asiatiques extrêmement riches sont de plus en plus nombreux. Les villes se sont complètement transformées. La croissance asiatique tire même l’économie mondiale. L’Asie du Sud-Est est donc bien plus importante pour la prospérité des États-Unis que durant la Guerre froide. Or, les États-Unis sont accusés par la Chine de détruire cette « pax asiatica » fondée sur les échanges par leur politique de guerre commerciale et de désimbrication. Les alliés et partenaires des États-Unis s’inquiètent car Washington ne veut plus de grands accords commerciaux de libre-échange, ce qui laisse une place à la Chine. Nombre de pays de la région s’inquiètent d’ailleurs de leur dépendance à la Chine. Toutefois, le Japon, la Corée du Sud, les États-Unis et l’Union européenne bien entendu demeurent très actifs pour tirer parti de la croissance asiatique.
Si l’on se concentre sur les deux superpuissances qui s’opposent en Asie, il semble que les États-Unis soient un acteur dont l’importance n’a jamais faibli depuis le 19ème siècle. Ils ont privilégié la politique de la « porte ouverte » avec la Chine. Pouvez-vous nous expliquer son principe et nous dire ce qu’il en reste aujourd’hui ?
Les États-Unis sont persuadés que l’Asie a besoin d’eux. Ils ont facilité son ouverture, ont tenu un rôle prépondérant dans sa modernisation, et l’ont protégée face aux ambitions russes (puis soviétiques), japonaises, et chinoises. Leur capacité à se projeter en Asie est donc considérée comme une garantie de paix et de prospérité. Selon eux, « l’Asie aux Asiatiques », que ce soit le Japon d’hier ou la Chine d’aujourd’hui, soulève à la fois un problème pour les États-Unis et pour l’Asie. Pékin aujourd’hui est accusé de perturber la « pax americana » en Asie-Pacifique du fait de ses ambitions assumées et de son révisionnisme territorial.
À l’inverse, que reste-t-il en Chine de la perception du déclin que l’ouverture imposée par les puissances occidentales auraient suscité ?
La Chine reste obsédée par la volonté de retrouver un statut de grande puissance et d’être reconnue comme telle. Et pour cela, il faut en finir avec le « temps des humiliations » ; ce qui implique d’assimiler non seulement Hong Kong, mais aussi de récupérer Taïwan. Et demain, peut-être, de réclamer les centaines de milliers de km2 annexées par l’Empire russe en Extrême-Orient en 1860 au détriment de l’Empire Qing. La modernisation chinoise a pour objectif de retrouver cette puissance, d’affirmer sa souveraineté, et ne plus avoir à courber la tête. Elle implique sans doute aussi d’imposer sa volonté, notamment par rapport à ses voisins, qui doivent reconnaître son statut supérieur, comme dans le monde sino-centré qui prospérait avant l’irruption occidentale. Cela revient à profiter à la fois de l’héritage fantasmé du système tributaire, et des potentialités de la souveraineté westphalienne. Enfin, il s’agit d’imposer sa marque culturelle et normative dans le monde, au nom de la grandeur de la civilisation chinoise.
Vous venez de faire paraître un livre intitulé L’autre Guerre froide : la confrontation États-Unis/Chine. Pouvez-vous nous présenter la thèse de votre ouvrage ?
L’objectif de l’ouvrage est de décrire la montée des tensions entre les deux pays, d’expliquer la manière dont ils se perçoivent mutuellement, notamment du fait de leurs relations passées et de leurs visions du monde concurrentes, et enfin de tester les causes des guerres du 20ème siècle sur la situation actuelle pour comprendre si elles peuvent à nouveau émerger et entraîner le monde dans la guerre. Les comparaisons permettent de mettre en avant des similarités et des différences. Je pense que les différences l’emportent. Pour simplifier, selon moi, il y a moins de chances qu’éclate une guerre mondiale similaire à celles du 20ème siècle, mais davantage de chances que la « Guerre froide » sino-américaine soit instable et dangereuse.
Justement, en 2014, vous critiquiez les approches qui établissaient un parallèle assez effrayant entre la situation en Asie à cette époque et celle de l’Europe en 1914. Vous ne semblez pas convaincu non plus par l’ouvrage du politologue Graham Allison intitulé Le piège de Thucydide ? Pourquoi ?
Les comparaisons entre la Chine et l’Allemagne impériale ont émergé dès les années 1990, suite aux premières inquiétudes suscitées par la montée en puissance de la Chine. Elles sont pertinentes pour essayer de comprendre les risques systémiques en Asie, et le développement d’un nationalisme de puis-sance. Celui-ci a deux faces : optimiste grâce à la croissance économique, mais pessimiste aussi par crainte de voir ce développement contraint par les autres puissances. Allison s’inscrit dans la lignée de travaux soulignant le déclin de l’hegemon (le Royaume-Uni au début du 20ème siècle, et les États-Unis au début du 21ème), confronté à la montée en force soudaine d’une puissance accusée de révisionnisme. Le principal problème est que ce phénomène n’a pas provoqué la Première Guerre mondiale. Les rivalités principales concernaient d’une part l’Allemagne et la France et d’autre part, l’Allemagne (avec l’Autriche-Hongrie) et la Russie, dont la trajectoire était ascendante après 1905. Il existait en outre un concert européen traditionnel entre les puissances, et des liens familiaux étroits entre monarques, qui n’ont plus cours aujourd’hui.
L’Asie est une zone très sensible quand on parle d’enjeux nucléaires. D’abord, les seuls bombardements atomiques ont eu lieu au Japon. Ensuite, le développement des arsenaux indiens et pakistanais, d’une part, et nord-coréen, d’autre part, suscite de nombreuses craintes. Comment voyez-vous ces questions structurer l’avenir de la sécurité du continent ?
Bien sûr, le Pakistan et la Corée du Nord sont accusés de déstabiliser leurs voisins à l’abri de leur arme atomique. Mais, depuis les années 1990, la grande inconnue est de savoir comment fonctionnerait une dissuasion multilatérale. Nous sommes loin d’un seul face-à-face nucléaire américano-russe, d’autant que le cycle de l’Arms Control et du désarmement nucléaire post-Guerre froide a pris fin. Aucun processus de ce type n’existe entre les États-Unis et la Chine, deux pays qui s’inquiètent pour leur dissuasion. La stratégie minimaliste chinoise semble évoluer, avec le développement d’une composante océanique. Les États-Unis viennent de réaffirmer leur stratégie de dissuasion élargie à l’égard de la Corée du Sud, qui semble tentée par l’arme nucléaire.
D’un point de vue démographique, certains pays de la région vieillissent plus que d’autres. Cela aura-t-il des conséquences sur leurs politiques étrangères ?
Le vieillissement est particulièrement marqué au Japon, en Corée du Sud et à Taïwan, et va s’accélérer en Chine. On peut imaginer une « paix gériatrique », autrement dit cette idée que les pays ne voudraient pas sacrifier des jeunes individus qui sont rares et dont l’éducation coûte cher. C’est pourquoi une guerre totale, comme les deux Guerres mondiales ou la guerre de Corée, semble difficile à imaginer. La jeunesse prospère et individualiste aurait sans doute moins envie de combattre, sauf pour défendre son territoire. Les difficultés de mobilisation en Russie seraient un signe de ce phénomène. La question est finalement de savoir si, à Taïwan comme dans l’Allemagne de l’Ouest au début des années 1980, on préfère être « rouge que mort ». Mais cela peut pousser à privilégier une guerre plus technologique (notamment avec du cyber ou des drones), sans forcément de déploiement de grands bataillons.
Quelles sont les conséquences de la guerre en Ukraine que vous pouvez déjà mesurer en Asie ?
Le Japon et la Corée du Sud soutiennent l’Ukraine. Ils ont resserré leurs liens entre eux, avec les États-Unis et l’OTAN également, et vont augmenter leurs dé- penses militaires. Le Japon craint de faire face à des actions conjointes de la part de la Russie et de la Chine. La Chine accuse les États-Unis d’« otaniser » l’Asie.
Quant aux États-Unis, ils envoient un signal à la Chine en soutenant l’Ukraine et en tentant d’affaiblir la Russie. Mais le débat est vif entre les « européistes » d’un côté, qui considèrent que la menace immédiate de la Russie en Europe reste la principale inquiétude ; les « globalistes » de l’autre, qui se projettent dans une rivalité mondiale contre la Russie et la Chine ; sans oublier les « asianistes », qui estiment que la Russie est en définitive un pays faible, qu’il faut laisser aux Européens le soin de l’endiguer, pour faire complètement face au vrai défi, la Chine. Reste à savoir si la réaction occidentale à l’agression russe va dissuader, dans le temps, la Chine de s’en prendre à Taïwan, ou si cette dernière tire les leçons des difficultés russes, notamment face aux sanctions. Va-t-elle se doter des moyens nécessaires pour prendre Taïwan sans commettre les faux-pas de Moscou ?
Pensez-vous que les pays asiatiques vont s’aligner derrière ces deux grandes puissances rivales ou que leur soutien sera à géométrie variable ?
Les pays d’Asie du Sud-Est ont des attitudes différentes vis-à-vis de la guerre russe en Ukraine. Mais la plupart des hommes politiques sont mal à l’aise face à cette violation claire de la souveraineté et de l’intégrité territoriale d’un État par une grande puissance voisine. Leur problème, c’est que la Chine est indispensable économiquement, et bien plus puissante qu’eux. Et que le degré d’investissement des États-Unis dans la région est encore inconnu. Tous ont conscience que le poids de la Chine dans la région va augmenter. Une partie des élites profite de cette opportunité, notamment pour les affaires, mais elles craignent que leur pays ne soit transformé en terrain de jeu pour les entrepreneurs, touristes et trafiquants chinois. Dans un dilemme classique, elles ne veulent ni être abandonnées, ni être entraînées dans un conflit américano-chinois. Il faut éviter d’irriter la Chine, mais il est difficile de ne pas répondre à ses provocations, notamment en mer de Chine méridionale. Ces pays multiplient donc les liens entre eux ou avec des partenaires régionaux (Japon, Australie, Inde…) et internationaux (notamment européens).
Le monde a-t-il vraiment basculé vers l’Asie ?
La croissance mondiale est tirée par l’Asie. La plupart des grands pays ont désormais des stratégies Indopacifiques. À cause de son importance commerciale et technologique et de ses capacités de production, l’Asie est devenue essentielle. Les stratégies des puissances asiatiques, que ce soit pour la Chine, l’Inde, le Japon, la Corée du Sud et le Viêt Nam, ou encore l’Indonésie dépassent désormais largement le cadre régional asiatique. Même si vous n’avez pas de politique asiatique, l’Asie vient à vous.
Par : Pierre Grosser
Source : Centre d’études stratégiques aérospatiales (CESA)
Mots-clefs : Asie, gaz