Le triangle de Weimar à l’épreuve de la guerre

Mis en ligne le 20 Juil 2023

Le triangle de Weimar à l’épreuve de la guerre

Approfondir la coopération en matière de défense et repenser nos complémentarités au sein d’un triangle de Weimar à l’épreuve de la guerre en Ukraine. C’est le défi que s’est fixé le groupe de travail réuni à l’initiative des auteurs de ce papier. Les travaux mettent en exergue les nouvelles convergences d’intérêts comme les opportunités inédites entre la France, l’Allemagne et la Pologne. Le papier propose diverses recommandations pour les faire fructifier.

Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.

Les références originales de ce texte sont : « Le triangle de Weimar à l’épreuve de la guerre ; Approfondir la coopération en matière de défense & repenser nos complémentarités », rapport coordonné par Alexandre Malafaye, Joséphine Staron, Synopia. Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site de synopia.

Le triangle de Weimar à l’épreuve de la guerre ; Approfondir la coopération en matière de défense & repenser nos complémentarités.

L’invasion de l’Ukraine, déclenchée le 24 février 2022, a constitué un électrochoc pour l’Europe. Elle marque une rupture dans les stratégies politiques et militaires des États membres qui, désormais, semblent prendre conscience de la fragilité d’une paix durable, y compris en Europe, et renforcer leurs outils de défense. Les pays du Triangle de Weimar – France, Allemagne et Pologne – font partie de ceux qui se trouvent aujourd’hui à l’avant-garde de cette rupture stratégique. Leurs convergences sur les enjeux de sécurité et de défense se renforcent, malgré une vision souvent différente du concept d’autonomie stratégique, point de convergence de l’industrie, de la politique et de l’appréciation de la situation internationale.

Le 28 mars 2023, Synopia, en partenariat avec la Fondation allemande Genshagen, le GICAT et le GIFAS, organisait un séminaire de réflexion tripartite à Paris, auquel ont participé des personnalités françaises, allemandes et polonaises : représentants politiques, industriels, think tank et société civile. Ce rapport reprend les éléments principaux des discussions et apporte des éclairages complémentaires pour répondre à la question posée : comment approfondir la coopération en matière de défense et repenser nos complémentarités ?

I. LE TRIANGLE DE WEIMAR : VERS UNE NOUVELLE CONVERGENCE D’INTÉRÊTS

a. Une coopération de longue date, renforcée dans le cadre européen

Les relations politiques, notamment bilatérales sont historiquement fortes. Le couple franco-allemand s’est solidifié après le traité de l’Élysée en 1963 qui a permis d’institutionnaliser les rencontres entre les ministres des deux pays. La France et l’Allemagne sont ainsi à l’origine de nombreux projets conjoints dans le cadre européen. Par exemple, les échanges franco-allemands de fonctionnaires, la mise en place d’une Chambre franco-allemande de commerce et d’industrie, ou encore la création de l’Assemblée parlementaire franco-allemande.

De leur côté, la France et la Pologne partagent une relation d’amitié de longue date. À la suite de l’effondrement de l’URSS, l’approfondissement des liens bilatéraux a constitué une priorité. Cette proximité s’est encore accrue en 2020 avec la Déclaration franco-polonaise sur la coopération en matière européenne qui met notamment l’accent sur la cybersécurité et la coopération industrielle [1].

L’Allemagne et la Pologne, quant à eux, inscrivent leur relation dans des échanges économiques et commerciaux soutenus, ainsi que dans une coopération transfrontalière institutionnalisée. En effet, au niveau régional, le Partenariat de l’Oder réunit, depuis 2006 dans le cadre d’un réseau informel, des Länder allemand et des villes polonaises [2]. Ce réseau a pour but de renforcer l’intégration territoriale et politique de l’espace transfrontalier germano-polonais. Les coopérations entre communautés urbaines transfrontalières sont également renforcées dans de nombreux jumelages comme dans le programme Województwo Lubuskie – Brandenburgia [3].

La création du Triangle de Weimar le 28 aout 1991 correspond à la volonté des trois pays de dépasser les seules coopérations bilatérales [4]. Les chefs d’État français, allemands et polonais ont donc entrepris de se rencontrer, dès la chute de l’URSS, afin d’encourager la reprise économique polonaise, et faciliter son intégration à l’Union européenne. Par ailleurs, la constitution du Triangle de Weimar visait à favoriser la réconciliation germano-polonaise, mise à mal durant toute l’occupation soviétique. En 2004, la Pologne intègre officiellement l’UE, démontrant ainsi que les objectifs fixés lors de la création du Triangle, treize ans plus tôt, ont bien été atteints. Cependant, les rencontres informelles entre ministres et chefs d’État des trois pays se sont maintenues, même après 2004, afin de conserver un espace de dialogue privilégié. Synopia ne peut que souligner l’importance du dialogue dans un contexte géostratégique bousculé et dans un monde où le rapport de force devient une norme.

b. Des coopérations industrielles effectives

De nombreux programmes militaires ont ainsi été développés en collaboration étroite entre des industriels, notamment dans le secteur de l’automobile, par exemple à travers le partenariat technologique et industriel entre Renault-Nissan et Daimler en 2010. Ces coopérations se déroulent surtout entre constructeurs et équipementiers, comme dans le partenariat Bosch et PSA de 2008 sur la technologie hybride-diesel.

Dans le domaine de l’aéronautique, les coopérations sont encore plus avancées. En effet, le groupe Airbus est un constructeur franco-allemand, présent en France, en Allemagne et en Espagne, et actif tant dans l’aéronautique civil que militaire. L’avion militaire A400M est un produit de cette coopération réussie, tout comme l’Eurofighter Typhoon. Le groupe Airbus est également un acteur important au niveau mondial dans le secteur spatial, par exemple avec ses lanceurs Ariane et les missiles balistiques M51. D’autres entreprises fondent leur business model et leur succès sur une Europe industrielle. Thalès, MBDA, Safran et bien d’autres bénéficient de cette stature européenne véritable socle de la conquête de marchés internationaux.

Ces exemples démontrent l’utilité du cadre informel créé par le Triangle de Weimar dans l’approfondissement de la coopération industrielle des trois pays. Par ailleurs, leur appartenance commune à l’UE favorise une culture du dialogue et une habitude du compromis entre les intérêts nationaux. Les coopérations industrielles entre la France, l’Allemagne et la Pologne ont ainsi été largement facilitées par la mise en place de programmes au niveau européen – l’objectif affiché depuis quelques années étant de renforcer la base industrielle et technologique de défense européenne. Ainsi, des instruments de coopération conçus à l’échelle européenne encadrent la plupart des projets communs aux trois États.

L’OCCAr[5], par exemple, permet l’association des États en passant des contrats pour le compte des gouvernements pour des programmes exigeant une coopération interétatique. L’Union européenne cherche également à faciliter le financement des besoins matériels des armées nationales par des joint-ventures. L’outil EDIRPA [6] lancé en 2023 et qui ouvre un fond commun pour des financements de projets, est actuellement en phase d’adoption au Parlement Européen.

Au-delà de ces instruments institutionnels mis en place par l’Union européenne, des rapprochements entre grands constructeurs ont également eu lieu. Le projet européen de l’Eurodrone relancé en 2022 et piloté par Airbus, est ainsi le résultat d’une coopération entre l’Allemagne, la France, l’Italie et l’Espagne. Le projet COBRA [7] est lui opérationnel depuis 2005. Le projet SCAF [8], qui comprend la France, l’Allemagne et l’Espagne, est également un exemple de la coopération industrielle franco-allemande et de son ouverture à des pays tiers. Une coopération tripartite existe aussi au sein de projets multinationaux, comme le projet ESSOR [9] : l’avancement régulier du programme mené par la France, l’Allemagne, l’Italie, la Pologne, l’Espagne et la Finlande démontre qu’une coopération industrielle au sein du Triangle de Weimar, et au-delà, est bel et bien possible [10].

c. Un nouvel élan de convergence avec la guerre en Ukraine

Du fait de l’augmentation des tensions entre l’Ukraine et la Russie depuis 2014, les rencontres du Triangle de Weimar se sont multipliées. Les dirigeants des trois pays se sont concertés en 2014 lors de l’invasion de la Crimée, puis en février 2022 juste avant l’agression russe, afin de présenter des positions communes. En marge de la dernière conférence de Munich sur la sécurité, le 17 février 2023, les trois chefs d’État ont présenté une déclaration commune définissant les termes d’une coordination interétatique sur les sujets économiques et d’industrie de défense afin de protéger l’Europe. Ils y affirment notamment leur volonté de créer une Europe de la défense « constitutive et non concurrente » de l’OTAN, et de renforcer leurs investissements communs dans le flanc Est de l’Alliance [11].

En plus de cette convergence des positions diplomatiques, les trois pays cherchent à renforcer leurs outils de défense en relançant les investissements dans l’industrie de l’armement :

  • Côté français, la Loi de Programmation Militaire (LPM) de 2024-2030 annonce un budget de 413 milliards d’euros de dépenses sur 7 ans afin de transformer l’armée, soit une augmentation de 200 milliards d’euros par rapport à la précédente LPM.
  • L’Allemagne a effectué un virage stratégique sans précédent. En effet, le gouvernement et le Parlement se sont accordés pour un investissement supplémentaire de 100 milliards d’euros dans la Bundeswehr sous forme de fonds exceptionnel [12]. Cette ZeitenWende (« nouvelle ère ») constitue un changement de politique important pour un pays traditionnellement en retenue sur sa diplomatie, et prônant de manière générale la désescalade. Autre illustration marquante de ce virage stratégique : la livraison de chars Léopard à l’Ukraine début 2023.
  • De son côté, Varsovie a annoncé que son budget de défense passerait de 2,4 % du produit intérieur brut à 5 %, avec un objectif de 300 000 soldats d’ici 2035 (pour 150 000 actuels). En ce sens, le ministre polonais de la Défense Mariusz Błaszczak promettait en juillet 2022 que son pays détiendrait « les forces terrestres les plus puissantes d’Europe ». D’ici là, le pays prévoit de dépenser 524 milliards de zlotys (112 milliards d’euros) pour son armée. En 2023, au total, les dépenses militaires pourraient atteindre 138 milliards de zlotys (environ 29 milliards d’euros), soit 80 milliards de zlotys de plus qu’en 2022.

Ces nouvelles stratégies nationales s’inscrivent dans une stratégie européenne qui a beaucoup évolué du fait de la guerre en Ukraine, notamment en termes d’appréciation de sa situation en matière d’armement. Ainsi, l’UE, à travers la voix de la Présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, et du Commissaire européen Thierry Breton, cherche à stimuler son tissu industriel, notamment dans l’industrie de la défense. En mai 2023, la Commission a ainsi présenté un plan pour augmenter la capacité de production de l’industrie européenne des munitions, pour pouvoir en produire plus d’un million par an.

d. Le soutien des opinions publiques à l’effort de défense en Europe

Toutes ces évolutions auraient été difficilement envisageables avant la guerre en Ukraine. En effet, les opinions publiques nationales, ainsi que la conjoncture économique, ne plaidaient pas en faveur de l’augmentation des dépenses dans le secteur de la défense. Toutefois, le déclenchement du conflit en février 2022 a créé une véritable bascule, à la fois auprès des opinions publiques, qu’auprès de l’UE et de ses États membres.

Les enquêtes d’opinion permettent ainsi d’observer une convergence sur la question militaire à partir du mois de février 2022. En effet, les opinions publiques de chacun des pays se disent satisfaites des décisions prises afin de soutenir l’Ukraine, qu’elles soient nationales ou européennes [13]. À contrecourant de leurs positions antérieures, 85 % des Polonais approuvent les choix européens (78 % pour les Français, 73 % pour les Allemands). En Allemagne, entre 2021 et 2022, on observe une hausse de 30 % d’adhésion concernant l’augmentation des dépenses militaires, ce qui porte le total à 69 % d’adhésion fin 2022. Ce bond conséquent s’observe aussi en Pologne avec un passage de 34 % à 59 % d’approbation. En France, le taux d’adhésion autour de l’augmentation des dépenses militaires est passé de 33 % à 45 % de la population.

Le consensus des opinions publiques facilite le consensus stratégique au sein du Triangle de Weimar, qui se traduit par plusieurs prises de positions :

  • Les trois États s’accordent pour dire que l’OTAN est un élément important de la défense européenne.
  • L’UE est également reconnue en tant qu’acteur stratégique de premier plan en matière de défense.
  • Ces deux entités (OTAN, UE) sont ainsi perçues comme indissociables – ce qui se traduit également dans les sondages puisque 86 % des Polonais estiment que l’UE est un acteur important pour la sécurité régionale et 91 % affirment également le rôle primordial de l’OTAN. On retrouve également cet équilibre en Allemagne et en France.

Un consensus semble donc émerger petit à petit sur la nécessité de développer une stratégie européenne complémentaire de la stratégie de l’alliance atlantique nord.

***

II. DES OPPOSITIONS STRUCTURELLES, SOURCES D’OPPORTUNITÉS NOUVELLES

a. Des divergences stratégiques structurelles

Du point de vue des industriels de la défense, coopérer n’est pas une décision évidente. Malgré le gain que peut représenter la mutualisation des ressources, les partenariats et ententes sont difficiles à créer et, par la suite, à mettre en œuvre. En effet, les grands groupes sont pris dans le jeu de la compétition internationale, et cherchent à préserver leurs avantages, autant commerciaux que technologiques, face à leurs concurrents. Ainsi, les coopérations, pourtant définies comme stratégiques par les États, rencontrent de nombreux obstacles et font face à des situations de blocage récurrentes, notamment en ce qui concerne le partage des brevets et des technologies. C’est ce qui a conduit, par exemple, au retard du projet d’avion de combat du futur, le SCAF [14].

Ces différends peuvent aussi se retrouver au niveau des États, d’autant plus que les stratégies nationales en matière industrielle sont le résultat d’une culture politique, militaire et d’un héritage historique singulier, propre à chaque pays :

  • En ce qui concerne la France, puissance militaire et nucléaire, membre du Conseil de sécurité des Nations Unies, sa stratégie repose en grande partie sur le rayonnement de son savoir militaire et industriel. Elle défend aussi la position d’une « Europe puissance » qui ne serait pas qu’un géant économique, mais également un acteur diplomatique majeur capable d’assurer sa propre défense, ce qui suppose son adossement à une capacité militaire crédible. La France développe donc un discours pro-européen, et remet l’accent sur sa propre force militaire.
  • L’Allemagne, de son côté, a inscrit sa stratégie de défense nationale dans son appartenance à l’OTAN, d’ailleurs elle-même inscrite dans la Loi fondamentale allemande [15]. L’enjeu actuel des acteurs politiques est donc de surmonter la retenue stratégique historique, et d’affirmer une capacité militaire nationale sur la scène internationale, aussi bien au sein de l’OTAN, qu’au sein d’une Europe de la défense.
  • Quant à la Pologne, elle milite depuis 2008 [16] sur la scène internationale et européenne pour que soit créé un contre-poids efficace face à la menace que la Russie représente pour les territoires orientaux de l’Europe. L’institution militaire polonaise est définie comme une force indispensable au pays, constitutive de son indépendance et de sa souveraineté. Cette perspective se traduit par l’inscription de l’armée, de son mandat et de ses objectifs, dans la Constitution de la Pologne.

S’expriment alors trois visions stratégiques qui peuvent être perçues comme concurrentes au sein du Triangle de Weimar :

  • Une vision défendant une autonomie stratégique reposant sur la capacité industrielle et les ressources militaires régionales (France).
  • Une vision qui cherche à partager la charge de la défense régionale avec une puissante organisation internationale reconnue, l’OTAN, permettant de s’assurer la présence de l’allié américain. C’est une vision qui demande également à temporiser les tensions et les velléités belliqueuses des différentes parties (Allemagne).
  • Une vision qui veut mettre fin à l’influence politique, économique et commerciale de la Russie en Europe, et qui en fait un objectif stratégique. Là encore, l’appartenance à l’OTAN est un élément constitutif de la stratégie (Pologne).

Au cœur de ces visions, s’expriment aussi différentes sensibilités vis-à-vis de la menace que représente la Russie. En France, 60 % de la population estiment que la guerre en Ukraine peut présenter un risque sécuritaire pour le territoire national. En Pologne, ce pourcentage monte à 90 %. En Allemagne, les résultats révèlent un clivage entre l’Est et l’Ouest du pays, avec une différence de 26 points de pourcentage entre les Länder [17]. Ainsi, en raison de son histoire récente, l’Est du pays perçoit la menace russe comme moins tangible par rapport aux Länder de l’Ouest.

Dès lors, la proximité territoriale, comme les expériences historiques, influencent l’évaluation du risque par les pays et leur stratégie extérieure à court et long terme. Concrètement, ces différences se traduisent dans des visions divergentes autour de la sortie du conflit : la Pologne demande une défaite complète de la Russie, quand la France souhaite orienter la réflexion autour d’une situation post conflit où la Russie demeure un interlocuteur économique, dans une vision d’équilibre des puissances régionales avec les États-Unis et la Chine.

Par ailleurs, un autre élément vient alimenter ces divergences stratégiques : les processus décisionnels des trois pays sont très différents, ce qui a un impact direct sur le mode de décision des politiques industrielles en matière de défense, comme l’achat ou l’export de matériel militaire.

  • En France, le Président de la République est le Chef des Armées et, dans la pratique constitutionnelle, le responsable de la diplomatie. Il prend conseil, mais décide seul.
  • En Pologne, la charge des affaires étrangères est divisée entre le Premier ministre et le Président de la République. On retrouve néanmoins une centralisation de la responsabilité des armées autour de la figure présidentielle.
  • À l’inverse, en Allemagne, les procédures au niveau fédéral font que les décisions de nature stratégique nécessitent en général l’accord du Bundestag, et ce autant pour les investissements militaires que pour l’engagement des forces. Toute décision stratégique est ainsi le résultat d’un compromis permanent en interne, avant tout compromis bilatéral ou à l’échelle régionale.

En raison des différences de modèles décisionnels, la rapidité de décision et la flexibilité de la position défendue au niveau interétatique varient d’un pays à l’autre. Le flou autour de l’identité des interlocuteurs pertinents dans chaque État et les écarts de compétences des différentes entités alimentent les méprises et les blocages, tant au niveau stratégique que sur les partenariats industriels.

Enfin, les entraves légales à l’échelle nationale constituent également un obstacle pour une coopération internationale pérenne. Une de ces barrières légales est, par exemple, les lois inspirées par la réglementation américaine ITAR [18], où tout système d’armes contenant un certain pourcentage de composants étrangers peut se voir interdire à l’exportation vers un pays tiers.

Ces divergences stratégiques nationales sont également des entraves pour une orientation stratégique commune à l’échelle régionale. Par exemple, les politiques de remilitarisation donnent priorités à certains secteurs indépendamment des recommandations stratégiques émises par l’Union européenne.

En effet, l’UE a défini comme domaines prioritaires dans le cadre de la Boussole stratégique [19] la maîtrise du cyberespace, ainsi que le renseignement. Cette orientation stratégique européenne définie et adoptée en 2022 a pour but de favoriser les investissements nationaux dans ces secteurs. L’objectif est de créer une expertise européenne et conserver une souveraineté stratégique.

Cependant, l’Allemagne, la France et la Pologne ont défini d’autres priorités dans leurs investissements militaires. Ainsi, la France favorise un investissement dans son programme nucléaire et dans des technologies militaires de pointe, tandis que l’Allemagne et la Pologne donnent leur préférence à des achats de matériel militaire immédiatement opérationnels, auprès de pays non européens comme les États-Unis ou la Corée du Sud qui en disposent.

La part d’importation de matériel militaire en Europe questionne l’indépendance stratégique européenne. En effet, les achats répétés dans l’arsenal américain notamment présupposent une certaine dépendance, et donc un alignement stratégique permanent entre les visions américaine, polonaise et allemande. Si cette hypothèse reste cohérente, il est également important de réfléchir à des alternatives dans le cas où l’intérêt stratégique des États-Unis se détournerait du continent européen, comme ce fut le cas sous la présidence de Barack Obama, puis celle de Donald Trump. Par ailleurs, les intérêts propres des États-Unis ont toujours été au centre de leur politique extérieure qu’elle soit industrielle, bancaire ou commerciale [20].

Ces différends autour de la vision de la puissance européenne et de son autonomie stratégique font l’objet de débats récurrents autour de la forme que devrait prendre l’architecture commune de sécurité en Europe, et autour du concept d’autonomie stratégique défendu par la France. Si, pour les Français, ce concept renvoie à une notion d’indépendance, les Allemands et les Polonais le comprennent davantage comme une volonté de diversifier les partenariats. Cette seconde interprétation est la plus largement partagée en Europe. Ainsi, c’est l’équilibre entre l’implication des Européens dans le cadre de l’OTAN et leur investissement dans une Europe de la défense qui est recherché aujourd’hui.

b. Des opportunités nouvelles

Pour répondre aux enjeux d’autonomie soulevés par la trop grande dépendance des Européens à des puissances extérieures, une initiative commune européenne reste la solution, d’autant qu’il existe une complémentarité réelle des besoins militaires au sein du Triangle de Weimar.

À l’échelle européenne, la Boussole Stratégique met en avant des domaines où une coopération permettrait de mutualiser les innovations dans le secteur spatial, cyber, maritime et le renseignement. Cela rendrait les industries nationales plus compétitives à l’international et augmenterait le poids stratégique des trois États en Europe et dans le monde. Dans le domaine de la cybersécurité par exemple, des initiatives communes sont déjà encouragées entre la Pologne et la France à la suite de l’accord de coopération bilatérale de 2020 [21]. La récente commande de satellites français de renseignement par la Pologne en est une illustration.

Par ailleurs, en dehors des objectifs de la Boussole, et en analysant les besoins des trois pays dans le domaine militaire, des programmes conjoints de formation du personnel pourraient être envisagés entre les armées afin de renforcer les capacités de chacun. Cela présenterait également l’avantage de faire un pas dans l’interopérabilité et/ou l’interopération.

Au-delà d’une complémentarité des besoins, le Triangle se distingue surtout dans l’architecture de sécurité européenne comme un groupe aux ressources complémentaires :

  • La France est une puissance militaire possédant l’arme nucléaire. Ses expériences dans les opérations extérieures apportent également une expertise réelle dans les décisions stratégiques opérationnelles.
  • La Pologne, par sa position géographique et son aura auprès des pays d’Europe centrale et orientale, apporte une légitimité d’action et de positionnement stratégique. Ainsi, pour les Ukrainiens, la Pologne apparait comme un allié plus fiable que la France. Son rapide développement militaire et son réseau d’alliance offrent également de nouvelles opportunités stratégiques.
  • Le poids politique de l’Allemagne dans l’Union européenne et son poids économique dans le commerce mondial font du pays une force d’influence stratégique à l’échelle mondiale et européenne.

CONCLUSION

Le Triangle de Weimar constitue un « modèle réduit » européen : il rassemble les différents ensembles sous-régionaux au sein de l’Europe. Uni, il est un interlocuteur fiable, représentant la position européenne ou la position des États européens membres de l’OTAN face aux industriels et aux puissances étrangères.

Ainsi, la France, l’Allemagne et la Pologne détiennent à eux trois un vrai pouvoir d’influence sur leurs voisins européens, ainsi que sur la scène internationale. Si la France et Allemagne, lorsqu’elles parviennent à s’entendre, constituent bien souvent une force motrice de l’Europe, l’implication de la Pologne permet la mise en pratique de politiques plus volontaires et mieux acceptées par les territoires européens, tant à l’Est que dans les pays du Nord.

La présence polonaise vient également consolider le poids de l’alliance en matière de défense. Ainsi, le Triangle de Weimar représente environ 26,6 % des dépenses militaires en Europe [22]. Dès lors, une initiative commune en faveur d’une meilleure cohérence capacitaire et d’une politique concertée en matière industrielle et technologique de défense permettrait de donner naissance à un embryon crédible de défense européenne.

Lancée par la France, l’Allemagne et la Pologne, cette initiative serait susceptible de créer un appel d’air pour les autres États membres de l’UE qui trouveraient un intérêt à se joindre à l’effort commun en vue d’une plus grande autonomie stratégique européenne.

SYNTHÈSE DES RECOMMANDATIONS

Objectif : Renforcer le format Triangle de Weimar, véritable espace de dialogue, toujours dans l’esprit de chacun et l’ouverture au compromis.

  • Organiser des rencontres entre les ministères concernés et les industriels de défense des trois pays afin de mettre en place une politique fiable, de long terme, concernant les achats industriels et les champs d’innovation, avec un cahier des charges précis.
  • Aller plus loin dans l’utilisation des instruments européens, notamment l’Agence européenne de Défense pour avancer dans la division Capability, Armement & Technology sur le développement capacitaire de la cyberdéfense ou les communications satellitaires.
  • S’accorder sur un cadre commun au Triangle de Weimar sur les domaines de préférence d’achat européen et international, afin d’harmoniser les conduites des dépenses militaires.
  • Lancer une étude tripartite approfondie concernant les programmes et projets développés en silo, sans interconnexion. Pour ce faire, une simplification des procédures et règlementations entre les pays, voire à l’échelle européenne à plus long terme, devrait être envisagée. L’objectif final serait de faciliter une certaine transversalité et interopérabilité des programmes nationaux.
  • Instituer des rencontres entre les états-majors et les représentants politiques des pays membres du Triangle de Weimar en amont des réunions/sommets de l’UE ou de l’OTAN, afin de s’accorder sur des positions communes autant que possible.
  • Multiplier les échanges de personnels militaires et administratifs des trois pays, afin d’encourager l’interculturalité et favoriser des transferts de compétences profitables à tous. Cela permettrait également d’augmenter l’interopérabilité entre les armées nationales.
  • Définir un modèle décisionnel entre les trois États du Triangle de Weimar pour les décisions concernant les achats de matériel, et identifier une définition consensuelle des concepts clés qui, aujourd’hui, restent sujets à des interprétations variées, comme l’autonomie stratégique ou la souveraineté européenne.

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