Y-a-t-il un problème allemand ?

Mis en ligne le 06 Juin 2023

Y-a-t-il un problème allemand ?

L’agression russe en Ukraine bouleverse les lignes héritées de la fin de la Guerre Froide, sinon de la Seconde Guerre Mondiale. Le papier envisage le destin de l’Allemagne comme puissance, l’idée qu’elle s’en fait et la projection internationale qu’elle implique. Avec en filigrane l’interrogation sur la question symétrique à l’existence d’un problème allemand en Europe : celle de l’existence d’un problème français ?

Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.

Les références originales de ce texte sont : « Y-a-t-il un problème allemand ? », écrit par Antoine Pouillieute, Synopia. Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site de synopia.

Poser pareille question semble incongru, presque inconvenant. Les remugles des guerres de 1914-18 et 1940-45 sont là pour décourager les interrogations trop insistantes. Quant aux thuriféraires de la réconciliation franco- allemande, mettre en doute leur doxa se résout en apostasie. Et pourtant…

Depuis le courageux traité de l’Élysée du 22 janvier 1963, chacun vécut dans l’idée que la construction européenne reposait sur un couple franco-allemand d’autant plus acceptable pour Paris que Berlin demeurait un géant économique et un nain politique.

Mais, « l’opération militaire spéciale » déclenchée le 24 février 2022 par la Russie contre l’Ukraine a consacré le déni de la parole donnée (la restitution des ogives nucléaires contre la sanctuarisation des frontières) ainsi que le retour de la guerre en Europe (en oubliant que la force vive avait déjà meurtri les Balkans entre 1990 et 2001). Cette agression n’a pas fini de faire bouger les lignes, de révéler des postures sous-jacentes, et d’expliciter des propensions implicites.

Le sujet est ici celui du destin de l’Allemagne comme puissance, de l’idée qu’elle s’en fait et de la projection internationale qu’elle implique. Depuis le discours du chancelier fédéral Olaf Scholz à Prague le 29 août 2022, les milieux dirigeants d’outre-Rhin parlent tous d’un changement d’époque (Zeitenwende). Aussi, la question : « Y a-t-il un problème allemand ? » n’a rien d’incongru : elle obéit simplement à une démarche de lucidité, quelle que soit la réponse apportée in fine.

L’Allemagne puissance centrale

En dix ans, Berlin a pris cinq décisions unilatérales majeures pour l’Europe :

  • Avec Angela Merkel : (i) la sortie du nucléaire civil et (ii) l’ouverture massive des frontières aux migrants ;
  • Avec Olaf Scholz : (iii) la création d’un fonds spécial de défense (Sondervermögen), (iv) le projet de bouclier anti-missiles European Sky Shield et (v) un plan de soutien à l’économie à hauteur de 200 Mds€.

Si chacune de ces décisions peut se justifier en elle-même, leur séquence révèle une belle confiance en soi. Pourquoi ?

Désormais, l’Allemagne raisonne à nouveau en puissance centrale européenne. Il s’ensuit une responsabilité géopolitique qu’elle refusait hier par contrition (Leading from behind), mais qu’elle entend pleinement assumer aujourd’hui. « L’Allemagne est en train de rompre avec une forme de retenue particulière et solitaire… » déclarait Annalena Baerbock, ministre des Affaires Étrangères. Paradoxalement, cette affirmation survient au moment même où le modèle allemand, fondé sur l’Exportnation, entre en zone de turbulences : pénurie de main d’œuvre, transition « vertes », dépendance à la Chine… Et comme une récession en Allemagne déprimerait toute l’économie européenne, Berlin se doit de proposer un nouvel équilibre entre prospérité et puissance.

Pour ce faire, la diplomatie allemande (Auswärtiges Amt) s’active en trois directions :

  • La première est la consolidation du lien transatlantique. Pour Berlin, l’alliance avec les États- Unis n’est pas négociable et explique même une certaine vassalité consentie. L’Allemagne fut d’ailleurs le premier membre de l’OTAN à répondre favorablement à la demande américaine d’augmenter sa contribution en portant ses dépenses militaires à 2% du PIB. Et c’est sur la base américaine installée à Ramstein, en Rhénanie-Palatinat, que se coordonne chaque jour l’aide occidentale à l’Ukraine.
  • La seconde est l’attention portée au partenariat franco-allemand. En 1958, celui-ci fut conçu comme le terreau d’une future Europe-puissance : il fut donc aussitôt combattu par les États- Unis, soucieux d’affermir leur suzeraineté via leur parapluie nucléaire. Depuis de Gaulle- Adenauer, Giscard-Schmidt, Mitterrand-Kohl et Chirac-Schröder, les binômes exécutifs semblent plus suspicieux. Berlin tient à faire tout ce qu’il faut vis-à-vis de Paris, mais pas plus. Ainsi, si le chancelier accepte désormais de considérer le concept d’autonomie stratégique défendu par l’Élysée, c’est bien en cavalier seul, début novembre, qu’il est parti à Pékin pour rencontrer Xi Jinping et négocier avec un Empire du milieu pourtant qualifié de « rival systémique » par la Commission européenne.
  • Le troisième est le terme mis au « dialogue constructif » avec Moscou qui prévalait depuis les années 70 avec l’Ostpolitik de Willy Brandt. En avril 2022, le président fédéral Frank-Walter Steinmeier reconnaissait que : « Nous avons échoué dans notre projet de construire une maison commune européenne. Nous avons continué de croire à des ponts auxquels la Russie ne croyait plus et contre lesquels nos partenaires nous avaient mis en garde… » Délaissant ainsi la détente, Berlin n’a de cesse que de bâtir un glacis oriental intégrant les pays scandinaves, baltes et balkaniques. Cette nouvelle posture à l’Est n’a pas été décidée contre la France, mais sans elle.

La Bundeswehr, 1ère armée européenne

Depuis le 8 mai 1945, le réarmement allemand suscita invariablement des controverses épidermiques en France. Pourtant, l’intensité de la guerre froide conduisit à réclamer une contribution germanique plus substantielle au dispositif militaire de l’OTAN. La Bundeswehr fut ainsi créée en 1955, soit six ans après la République fédérale. L’adhésion allemande à l’OTAN et à l’UEO[1] (1954) s’accompagna d’une interdiction de détenir des armes nucléaires, de produire des missiles ou de construire des bombardiers. Et même lors de la réunification allemande, le traité « 4+2 »[2] de 1990 exigea de l’Allemagne réunie qu’elle diminuât de moitié ses forces armées (la Nationale Volksarmee de RDA comptait alors 170.000 hommes) tout en s’engageant à ne détenir aucune arme de destruction massive. Depuis lors, 30 ans ont passé : le vent de l’histoire a soufflé.

La traduction la plus tangible du changement d’époque en Allemagne tient au passage d’une posture de retenue à un volontarisme déclaré (Führungsmacht). Après la phase post-traumatique de l’après- guerre, l’Allemagne veut maintenant agir selon ses propres intérêts, notamment pour sa sécurité.

À cet égard, la Bundeswehr a un rôle à jouer : d’où la création du Fonds spécial de défense (Sondervermögen) doté de 100 Mds € sur cinq ans. Cette décision a été politiquement mûrie :

  • Jusqu’ici, la Bundeswehr n’avait pas de doctrine propre, sinon celle de l’OTAN ; pas d’état-major, sinon un inspecteur général ; pas de guerriers, sinon des « agents humanitaires en uniforme »; pas d’opérations interarmées, sinon du Peacekeeping.
  • La mise en place du Fonds spécial a exigé une révision de la Loi fondamentale de 1949 : elle fut votée en à peine trois mois par le Bundestag et le Bundesrat. Ce Fonds est situé hors budget, donc hors ratios d’endettement (Schuldenbremse). Cette modalité inédite fut néanmoins approuvée par la coalition au pouvoir (Ampel) et par l’opposition CDU/CSU. Pour mémoire, Thierry Breton avait proposé la même chose pour la France quelques temps avant d’être nommé commissaire européen…

La Bundeswehr demeure étroitement surveillée : elle ne peut pas intervenir sur le sol national et, au- dehors, que sous mandat de l’ONU ou de l’OTAN. Ses effectifs, passés de 500.000 hommes en 1989 à 180.000 en 2014, sont remontés aujourd’hui à 197.000[3]. Jusqu’ici, son budget était consacré aux dépenses de fonctionnement ; le nombre de blindés fut divisé par 15 en 30 ans ; 60% de la flotte d’hélicoptères reste clouée au sol pour raisons techniques. Quant à la force morale, elle reste à vérifier : en 2019, 49 officiers furent exclus pour dérive droitière. Si l’armée allemande a été engagée au Kosovo (1999), puis en Afghanistan (2001), en Bosnie, en Géorgie et en Afrique, ce fut sous forme d’assistance technique ou d’aide au développement sous protection armée. D’ailleurs à ce jour, les 50 soldats allemands tombés en Afghanistan n’ont toujours pas reçu d’hommage public…

Or, depuis la fin de la conscription en 2011, la Bundeswehr s’est transformée en armée de métier opérationnelle. Elle va d’ailleurs vite devenir la première armée conventionnelle d’Europe dotée des plus fortes capacités offensives. En 2019, et pour la première fois, le budget militaire allemand dépassa celui de la France. Et l’écart va rapidement s’élargir puisque l’Allemagne n’a pas à supporter le coût d’une force de dissuasion nucléaire. Le Fonds spécial va donc financer 80 Mds €/an d’équipements pour que, selon les dires du chancelier fédéral, la Bundeswehr devienne : « La force armée conventionnelle la mieux équipée d’Europe… »

L’Allemagne force motrice

Dépitée par la vacuité du « dialogue constructif » avec la Russie[4], Christine Lambrecht, ministre de la Défense, déclarait récemment : « Il n’y aura pas de retour en arrière possible, la dure réalité étant que la Russie restera une menace pour la paix et la sécurité… » D’où la décision de stopper sine die le gazoduc Nord-Stream-2 jusqu’alors qualifié de « projet privé ». D’où aussi celle de se sevrer du gaz russe en confirmant l’objectif de 80% d’énergies renouvelables dans le mix électrique allemand d’ici à 2030. D’où, enfin, le changement de nature du soutien à l’Ukraine : initialement bornée aux armes défensives (casques, gilets pare-balle, carburant), l’aide allemande consiste désormais en armes offensives après l’autorisation d’exportation donnée par le Bundestag le 28 avril 2022 (tous partis confondus) : lance- roquettes anti-char, missiles portables Stinger, blindés…

De façon pavlovienne, la première réaction de l’Allemagne face à l’agression russe fut un rapprochement transatlantique au point d’annoncer des achats « sur étagère » de matériels américains en sorte de renforcer dès que possible la Bundeswehr : 5 patrouilleurs P-8A Poséidon, 35 chasseurs F35, lanceur SpaceX (et non Ariane-6) pour ses satellites. L’Allemagne déploya 1.000 hommes en Lituanie et durcit sa position à l’égard de la Chine.

Pour l’Europe, le chancelier souhaite étendre la règle de la majorité qualifiée au domaine de la Défense et de la Sécurité. Il propose aussi la création d’un conseil des ministres européens de la Défense, le renforcement capacitaire de la défense aérienne, et la mise en place d’une force d’intervention rapide ainsi que d’un quartier général européen d’ici 2025. Il soutient l’élargissement de l’UE à l’Ukraine, la Moldavie et la Géorgie ainsi que l’intégration rapide des Balkans occidentaux. Enfin, il se dit finalement ouvert au projet français de communauté politique européenne afin d’offrir une alternative à l’adhésion pure et simple à l’Union. Il serait même disposé à considérer le versement des fonds communautaires aux États membres en délicatesse avec les valeurs démocratiques de l’Union (art. 7 du traité sur l’UE) : un geste apprécié à Varsovie et à Budapest.

Tout ceci dénote une forte affirmation de soi sur la scène européenne et internationale, y compris en bousculant des coopérations plus anciennes comme le chasseur 6G entre l’Allemagne, la France et l’Espagne (Système de combat aérien du futur, SCAF)5 ou le blindé franco-allemand (Main Ground Combat System, MGCS) devant remplacer les chars Léopard-2 et Leclerc.

CONCLUSION

Tenant pour acquis que ce qui est bon pour l’Allemagne est bon pour l’Europe, Berlin avance vite et parle fort. Les  modèles  CDU/CSU  d’Exportation et SPD  d’Ostpolitik étant simultanément devenus obsolètes, l’Allemagne assume pleinement d’être désormais la puissance dominante et la force motrice de l’Europe. Faut-il le redouter ?

Dans les années 1970, Zbigniew Brzeziński, conseiller à la sécurité nationale du président Jimmy Carter, estimait que la France cherchait dans l’Europe la réincarnation de sa puissance, et l’Allemagne sa rédemption. Si la nostalgie confine à une errance sans fin, l’heure de l’expiation a bel et bien sonné.

Pour que le couple franco-allemand ne se réduise plus à un rituel sans foi, il conviendrait que la France assume plus clairement ses divergences avec son grand voisin (comprenant énergie, défense, commerce, Europe), qu’elle les surmonte par des décisions plus que par des discours, et qu’elle s’engage résolument dans une Europe désormais caractérisée par de nouveaux équilibres politiques, géographiques, économiques et stratégiques.

Une question symétrique à celle posée ici pourrait donc être : « Y a-t-il un problème français ? ».

References[+]

Par : Antoine POUILLIEUTE
Source : Synopia
Mots-clefs : Allemagne, Europe, France


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