Ce papier collectif propose un tour d’horizon des menaces stratégiques externes mais également internes de l’Union européenne. Retour de tensions géopolitiques, terrorisme, gouvernance ou encore cohésion interne font l’objet d’une analyse comme de propositions, sous le prisme des intérêts de l’UE.
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Dans cette phase de présidence française de l’Union européenne, il nous parait utile de procéder à un tour d’horizon des menaces stratégiques qui peuvent peser sur l’Europe, organisation supranationale d’États, mais aussi zone géographique à la confluence de deux continents et historiquement considérée comme le berceau des civilisations occidentales. Avec la méthode Monnet-Schuman des « petits pas », véritable deus ex machina du projet européen, l’UE a évolué dans tous les domaines: économiques et financiers, industriels et technologiques, humains et sociétaux, politiques et diplomatiques, ou encore sur le plan de la défense et de la sécurité.
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L’objectif premier «d’apporter la paix» sur le continent est demeuré le socle inébranlable de toutes ses évolutions, récompensée d’ailleurs par un prix Nobel éponyme en 2012. Aux enjeux de 1950 et de la réconciliation franco-allemande, se sont succédés différents événements géopolitiques, de multiples élargissements de la communauté et bien entendu l’avènement de la monnaie unique qui lui a donné une stature reconnue et respectée dans le monde entier. Pour autant, depuis les années 2000, une sorte de défiance plus ou moins importante atteint l’ensemble des pays européens – le « Brexit » en ayant été le point d’orgue.
Aujourd’hui, dans un contexte international inclusif[1], caractérisé par sa volatilité comme son imprévisibilité, ainsi que par le raccourcissement considérable des distances et du temps, l’UE constitue pour les uns un espoir, pour les autres une proie facile, voire même une menace. Pour qu’elle puisse être enfin perçue comme un outil essentiel et un vecteur de puissance, elle doit pouvoir répondre de manière efficace aux défis stratégiques qui l’attendent, elle, ainsi que l’ensemble des États européens.
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Le terme de menace stratégique demeure évidemment très subjectif et emprunte sa valeur expressive aux différents domaines auxquels il se rapporte. Dans le cadre de nos réflexions, il semble pertinent de tenter une approche par les mutations contemporaines de la sécurité en y intégrant tous les déterminants qui peuvent compromettre l’avenir de l’ensemble des Nations européennes. Nous identifions ainsi deux types de menaces : les menaces exogènes et les menaces ou fragilités endogènes.
I. LES MENACES EXOGÈNES
L’Europe, par construction, est le fruit d’un mode d’organisation des relations inter-étatiques basé sur le concept du multilatéralisme. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et jusqu’à l’effondrement de l’Union Soviétique, le multilatéralisme a permis l’atténuation des effets des crises internationales et la ratification de nombreux traités en matière de sécurité et de maintien de la paix[2].
De nos jours, les crises se succèdent sans que les organisations internationales n’aient pu résoudre aucune d’entre elles de façon satisfaisante ou pérenne. Le multilatéralisme est en profonde déliquescence, tant sur le plan commercial qu’en matière de droit ou encore de sécurité collective[3]. Le terrorisme d’inspiration islamiste radicale rajoute à l’ensemble des fragilités sécuritaires de l’Europe.
Face à des puissances historiquement unilatéralistes comme les États-Unis, ou le retour sur la scène internationale de la Russie et de la Chine, ainsi que le développement de « démocratures » plus proches de nous (Turquie, Biélorussie), l’Europe se retrouve en difficulté. Cela tient à la fois à son hétérogénéité politique, militaire et diplomatique, et à ses structures institutionnelles complexes, sans doute moins adaptées à notre époque. La tentation de repli sur soi que prônent certains mouvements politiques européens et l’influence exercée par des puissances étrangères présentent un risque certain pour la cohésion et la solidarité européennes.
a. Le retour de la menace des « États puissances »
Depuis bientôt 25 ans, les dépenses militaires mondiales augmentent régulièrement, jusqu’à atteindre 2 000 milliards de dollars en 2020[4]. Un constat s’impose alors : les États dont les dépenses militaires sont les plus importantes sont ceux qui remettent le plus en cause l’équilibre international fondé sur les règles du multilatéralisme. Au-delà des aspects sécuritaires liés au terrorisme, ce sont donc ces États « révisionnistes » qui sont majoritairement à l’origine de crises régionales, et qui constituent des facteurs d’inquiétude sérieux pour le maintien de la paix dans le monde.
Par ailleurs, au voisinage de l’Europe, les crises se multiplient, tant à l’Est qu’au Sud. La néo conflictualité a mis en exergue des outils œuvrant dans tous les champs : aussi bien celui des perceptions (manipulation, fake news), que celui du cyberespace (attaques ciblées répétées, tentatives de déstabilisation)[5], ou encore dans le champ exo-atmosphérique (l’espace). Tout cela s’accompagne de menaces d’ordre économique, notamment en matière d’approvisionnements en énergie[6] et en matière premières[7]. Enfin, il faut compléter ce panorama en mentionnant la multiplication des actions non revendiquées contre les intérêts des pays européens (implication de certains États dans l’immigration illégale, soutien de groupes extrémistes violents, mercenariat international…).
b. Le terrorisme d’inspiration islamiste radical
Cette menace existentielle prend sa source dans de multiples facteurs et possède une morphologie plurielle. Sa géographie est bicéphale et répond à un besoin stratégique d’être guidé, à la fois depuis l’extérieur mais aussi depuis l’intérieur des États ; directement fomenté ou autoalimenté.
Ce terrorisme au fondement religieux extrémiste est né au Moyen-Orient dans le sillage du conflit israélo-palestinien. L’assassinat d’Anouar el Sadate en 1981 par la Jihad Islamique Égyptien, ainsi que la guerre civile libanaise en ont constitué les premiers jalons. Il a ensuite pris son essor en Afghanistan suite à l’intervention soviétique de 1979. Soutenu en ces temps par l’Occident et notamment les Américains, il a muté en un « salafisme jihadiste », et s’est tourné vers d’autres cibles, jusqu’à perpétrer les attentats de 2001 aux États-Unis qui ont constitué un tournant stratégique.
Dès la guerre civile libanaise et la révolution iranienne en 1980, dynamisé par la fin du conflit afghan en 1989, ce terrorisme s’est implanté aux frontières de l’Europe et notamment au Maghreb et dans les Balkans, ainsi qu’en Tchétchénie. Au-delà des attentats pro-palestiniens contre la communauté juive des années 1980, ce pas vers l’Europe au nom du Jihad islamique est franchi dans les années 1995 par le GIA[8] en France, puis en Belgique en 2002, mais surtout en Espagne en 2004 avec les attentats de Madrid revendiqués par Al-Qaïda[9].
Depuis, nous assistons à une augmentation significative des attentats en Europe pilotés depuis l’extérieur. Le point d’orgue en a été les attentats commis en France, en Belgique et en Allemagne après 2014. Pilotés par la cellule des opérations extérieures de Daech depuis Raqqah en Syrie, ils se sont appuyés sur des réseaux fondamentalistes. Certaines « franchises » d’Al-Qaïda comme de Daech opèrent ainsi depuis l’intérieur de l’Europe en planifiant et en suscitant l’autoradicalisation d’individus. Ayant pour but final une guerre des civilisations et une révolution religieuse (« revoligion »), ces stratégies de la terreur, utilisent aussi les phénomènes migratoires et s’attaquent aux règles de droit des démocraties, fragilisant ainsi les pays européens en interne.
Les aspects européens de la lutte contre le terrorisme demeurent gérés au sein d’enceintes nationales et bilatérales plus que communautaires, en dépit de la nomination depuis 2004 d’un coordinateur pour la lutte contre le terrorisme et la succession de déclarations communes depuis 2015. Compte tenu de la complexité des structures nationales et des processus d’échange de renseignement, la lutte contre le financement du terrorisme apparait comme un des rares champs de convergence des intérêts communautaires.
II. LES MENACES ENDOGÈNES
Les menaces évoquées précédemment interagissent de manière stratégique avec les fragilités endogènes et impactent, avec plus ou moins d’effets, la capacité de résilience des Nations, et in fine, de l’Union européenne. Pour autant, la menace majeure concernant l’Europe demeure interne et principalement à travers sa cohésion car ses fragilités sont à la fois structurelles, politiques et sociétales.
a. Une structure de gouvernance complexe, rigide et inertielle
Depuis 1951 et le traité instituant la Communauté européenne du Charbon et de l’Acier (CECA), jusqu’au traité de Lisbonne en 2007, les institutions européennes ont évolué et l’UE elle-même s’est considérablement élargie pour devenir une entité à 27 pays. Les traités sont en permanence mis à jour comme en témoigne la version en vigueur de 2016. Cette version est à la marge amendée par l’accord et la déclaration commune sur le retrait de la Grande-Bretagne.
Les institutions européennes sont constituées de 4 entités détenant les pouvoirs exécutifs et législatifs, et complétées par trois autres ayant des compétences judiciaires, financières et d’audit. 7 autres organes et près de 60 agences décentralisées gravitent autour et participent de ce fonctionnement institutionnel.
Cette mécanique complexe semble engendrer une forme d’inertie dans l’action comme dans la décision. Le Conseil européen, constitué des chefs d’État et de gouvernements, est la plus haute instance politique de l’Union. Mais c’est bien la Commission européenne qui en constitue le cerveau et l’organe exécutif.
b. Des nations européennes partagées sur l’intérêt de leur appartenance à l’Union
Les enseignements du Brexit sont éclairants et peuvent préfigurer d’autres crises similaires qui seraient dommageables pour la cohésion et l’avenir de l’Union. Les points focaux, politiques et médiatiques, ont été les migrations intra et extracommunautaires[10]), ainsi qu’un sentiment de perte de souveraineté dans des domaines économiques et sociétaux (industries, main d’œuvre, agriculture, pêche, etc.).
Était-ce une réelle perte de souveraineté ou un sentiment d’incompréhension du fonctionnement et des stratégies – plus que complexes à déchiffrer – de l’UE ? Probablement un peu des deux. En tout cas, le Brexit a démontré qu’une nation forte pouvait bel et bien quitter l’Europe, et la longueur des débats (entre 2016 et 2021) en vue d’un accord à 27 ont illustré une hétérogénéité significative des pays membres.
Le point qui semble créer une fragilité politique majeure est constitué par l’extension des débats dans la société et largement en dehors des coursives de l’administration de l’Union à Bruxelles.
Nos sociétés occidentales subissent une évolution lente mais profonde des systèmes de valeurs qui se sont mis en place depuis le dernier conflit mondial. Renouveau d’une forme de nationalisme voire du « Boulangisme » de la fin du XIXème siècle, le populisme s’installe dans une frange grandissante des populations de nos démocraties européennes. La fracture entre le peuple et les élites ne fait que croître. L’argumentation pro-Brexit (immigration, participation inique au budget de l’Union, règles trop contraignantes, souveraineté…), et l’élection de Boris Johnson qui a parfaitement joué le jeu du mimétisme avec le citoyen ordinaire, ont démontré à nouveau l’articulation entre le populisme et l’euroscepticisme. La montée en puissance du populisme dans l’ensemble des nations européennes présente de facto un risque de multiplication des demandes de sortie de l’Union et donc une implosion.
CONCLUSION
L’Union européenne est aujourd’hui dans une phase cruciale pour sa pérennité. La déliquescence du multilatéralisme dans les relations internationales, phénomène aux racines exogènes comme endogènes, la multiplication des menaces militaires, terroristes, diplomatiques, économiques, à proximité immédiate du vieux continent, constituent des attaques qui, selon la théorie des « mille entailles », peuvent mettre à bas le colosse de sérénité que semble être l’Union européenne.
Toutefois, il semble que la plus grande fragilité, que la crise sanitaire a amplifiée pour de multiples raisons, réside en la modification progressive du système de valeurs qui unit les démocraties européennes. Les populations se tournent progressivement, à divers niveaux, vers une forme de renouveau nationaliste et populiste en opposition de plus en plus directe avec l’intégration européenne.
Peut-on encore renverser la situation ? Ne devrions-nous pas réfléchir aux enseignements de l’Histoire dont les similitudes avec le début du XXème siècle sont surprenantes ? Ne faudrait-il pas, dans un premier temps, sortir la tête du sable et lancer un audit sincère et apolitique du fonctionnement des instances de l’Union ? Pourrions-nous repenser les processus technocratiques et les transformer en instruments d’une meilleure gouvernance ? Ne devrions-nous pas réfléchir à nouveau à une évolution des alliances qui ont engendré la plus grande période de paix sur notre continent ?
Enfin, le moment n’est-il pas venu de rédiger un nouveau traité établissant de réelles stratégies, en harmonie avec les volontés de nos peuples, face aux menaces existentielles pesant sur l’Europe de nos pères comme celle de nos enfants ? Ces questions feront l’objet de publications ultérieures afin d’alimenter les réflexions sur l’avenir de l’Union européenne dans le cadre de la Présidence française de l’UE (PFUE) entre janvier et juin 2022.
References
Par : Collectif Synopia
Source : Synopia
Mots-clefs : Géopolitique, Gouvernance, solidarité, Stratégie, Terrorisme