Les grandes criminalités s’invitent au cœur des sociétés contemporaines. C’est ce constat que l’auteur nous invite à partager au travers d’une analyse soulignant les caractéristiques clefs qui signent le passage à une menace de portée stratégique pour les systèmes politiques, économiques et sociaux. Il illustre par ailleurs ces différentes mutations au-travers de plusieurs exemples et met en lumière les voies possibles pour faire face durablement à cette menace : mieux comprendre et anticiper.
Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.
Les références originales de ce texte sont : “Les grandes criminalités entre réalité géopolitique et menace stratégique”, écrit par Jean-François GAYRAUD. Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site de la Revue Défense Nationale.
Sur un tel sujet, il est sage de se garder de tout propos trop théorique ou irénique. Il convient d’évoquer le monde réel, dans ce qu’il a à la fois de plus insupportable et d’irrémédiable, ainsi que le philosophe Clément Rosset nous l’enseigne. Que constatons-nous ? Depuis la fin de la guerre froide et l’entrée dans l’ère de la mondialisation chaotique, les grandes criminalités – dont la criminalité organisée – ont profondément changé de nature. Or, nous avons des difficultés à percevoir ce changement qualitatif. Ici, l’image classique de l’iceberg est encore la plus pertinente : le plus important n’est pas ce qui est visible à l’œil nu, mais ce qui demeure enfoui, dissimulé à l’observation immédiate. Les grandes criminalités forment désormais des continents aux frontières invisibles, proposant de la planète une géographie nouvelle, à la cartographie encore embryonnaire. Le crime organisé fut longtemps une question un peu marginale et périphérique. Cette époque est révolue ou du moins devrait l’être. En effet, le crime organisé s’invite désormais au cœur même des sociétés contemporaines.
Cependant, comment parle-t-on du crime ? Si le discours journalistique ne perçoit que le « fait divers » avec sa charge d’émotion et d’éphémère, la criminologie classique a tendance à ne l’envisager que sous l’angle de l’individu et de son « passage à l’acte ». Ces points de vue dépassés conduisent à ignorer les dimensions géopolitiques et géoéconomiques des grandes criminalités contemporaines. La question du type de discours, donc de récit que l’on propose n’est pas neutre. Les bons mots et les concepts justes révèlent la réalité et lui donnent corps, là où des mots impropres et des concepts surannés participent de son enfouissement, voire de sa négation. La géopolitique permet de penser les phénomènes criminels à travers les notions de territoire, de puissance et de flux. Le crime organisé provoque en effet une transformation, souvent invisible, des institutions et des systèmes politiques, économiques et sociaux. De question tactique, il a muté en menace de niveau stratégique. Pour ces raisons, les grandes criminalités ne sont plus seulement des questions de police et de justice, mais aussi de sécurité nationale. Ce saut qualitatif se comprend lorsque l’on connaît les quatre caractéristiques fondamentales du crime organisé contemporain.
Première caractéristique, les grandes organisations criminelles sont « polycriminelles », c’est-à-dire sans spécialités, aptes à s’investir de manière opportuniste et pragmatique dans tous les marchés criminels qui se présentent, dans une logique de pure prédation. Elles peuvent manifester des tropismes et des préférences, dominer un marché criminel spécifique pour des raisons historiques, culturelles ou géographiques, mais, fondamentalement, elles sont sans spécialités. Dès qu’une occasion se présente, ces groupes criminels investissent ces marchés, qu’il s’agisse d’activités traditionnelles ou de crimes économiques et financiers innovants. Contrairement à une idée reçue, les criminels n’ont pas de spécialité ou de métier fixe : ils passent d’une activité criminelle à l’autre, par calcul coût/bénéfice. L’attention doit donc se porter moins sur un type d’activité criminelle que sur les professionnels du crime eux-mêmes, menant de véritables carrières au sein de groupes plus ou moins structurés. Il convient de penser le crime non en termes d’infractions et de statistiques, toujours trompeuses, mais in concreto. Le trafic de stupéfiants n’existe que dans les livres de droit ; dans la réalité, il n’y a que des trafiquants de stupéfiants se livrant par ailleurs à d’autres activités criminelles.
Deuxième caractéristique, les grandes organisations criminelles sont « territorialisées ». Elles ont une capacité à s’enraciner dans un espace géographique et à créer leur propre biotope. Ces logiques d’appropriation territoriale et de définition d’un espace vital sont décisives, car elles expliquent la puissance de ces groupes. On voit ainsi se dessiner des renversements de souveraineté, le pouvoir criminel supplantant alors le pouvoir légal. Cette emprise est particulièrement forte là où sévissent des mafias, c’est-à-dire des entités criminelles ayant une sociologie non de bandes, mais de sociétés secrètes[1].
Cependant, des bandes organisées classiques parviennent à sanctuariser des quartiers, à créer des enclaves relativement hermétiques à la puissance publique. Les modes de contrôle territoriaux sont différents selon les contextes socio-historiques et le degré de maturité des entités criminelles, pouvant aller de la symbiose et de l’enfouissement presque parfait, comme le montre le modèle mafieux en Sicile, aux manifestations émeutières proches des modèles de guérilla urbaine dans les espaces les plus anomiques. Le contrôle territorial par la grande criminalité conduit à une forme de séparatisme[2]. Dans certaines villes, ce séparatisme criminel vient parfois se superposer, s’intriquer ou cohabiter avec le séparatisme islamiste[3]. L’histoire montre que les rapports des États avec les entités criminelles se révèlent souvent subtils. À la confrontation directe et permanente sont souvent préférées, par choix ou nécessité, des postures plus habiles faites d’entente, de coopération, de protection ou de non-agression dans une gestion raisonnée de la rente criminelle. Il nous faut alors penser à partir d’une nouvelle typologie d’États (mafieux, kleptocratiques, narcos, etc.)[4].
Cependant, ces territoires criminels ne sont pas figés, mais en expansion. On sait par exemple comment, dans une poussée géopolitique très rapide sur un demi-siècle, les quatre mafias italiennes et les clans albanophones se sont répandus dans toute l’Europe. Le territoire ne fonctionne donc pas comme une citadelle refermée sur elle-même, mais plutôt comme un comptoir ouvert sur la mondialisation à l’abri duquel des stratégies d’expansion se développent, en s’appuyant souvent sur les diasporas. De nombreuses régions du monde sont aujourd’hui profondément criminalisées et donc en voie d’effondrement ; quand ce ne sont pas directement des structures étatiques. L’enracinement territorial d’une entité criminelle se déchiffre aisément à l’aune de certains indices, dont le plus parlant est celui du racket. Le développement de l’extorsion de fonds est un marqueur criminel fort, car au-delà de sa fonction économique, il représente l’affirmation symbolique d’un pouvoir local : celui qui prélève l’impôt – légal ou illégal – s’affirme en droit ou en fait, comme le maître des lieux et les contribuables, comme ses vassaux. Il nous faut enfin interroger la notion même de territoire. Le crime peut ainsi dominer des lieux en principe au cœur de l’imperium de l’État, comme les prisons où règnent parfois des « gangs ». Par ailleurs, l’espace cyber est devenu un nouveau continent d’expansion criminelle qui attend encore sa régulation. L’espace logique ou numérique se confond désormais avec celui des marchés financiers où l’anomie règne depuis que des institutions financières puissantes, interconnectées et mondialisées y règnent.
Troisième caractéristique, ces organisations sont souvent « insubmersibles », c’est-à-dire adaptatives face aux changements socio-économiques et très résistantes à la répression. Ainsi, les États parviennent souvent moins à les éradiquer qu’à les réguler. Confronté aux cinq familles de la mafia italo-américaine à New York, le FBI explique qu’il se contente « de tondre la pelouse, à défaut de pouvoir déraciner les mauvaises herbes ». Et quand ces groupes criminels sont éradiqués, l’existence d’un terreau socioculturel anomique explique alors comment d’autres acteurs criminels prennent le relais, comme dans un système successoral ou lignager. Ces successions expliquent comment certains territoires sont structurellement criminalisés.
Enfin, quatrième caractéristique : ces organisations gèrent des « flux financiers d’ampleur macro-économique » pouvant influencer en profondeur la vie politique, économique et sociale. Elles ont un PIB parfois supérieur à certains petits pays. Or, ces masses financières confèrent certes une réelle aisance sociale, mais surtout un pouvoir aussi fort que discret. Cette réalité renvoie alors aux sujets toujours sensibles que sont ceux du blanchiment de l’argent du crime et de la corruption.
Ces quatre particularités expliquent pourquoi ces grandes organisations criminelles sont de véritables puissances globales. Le crime organisé est un phénomène de pouvoir, au point de bouleverser le système des élites traditionnelles en s’y intégrant. Nous voyons ainsi se constituer des bourgeoisies criminelles[5].
Cependant, une tyrannie de criminels produit des effets liberticides comparables à ceux d’une classique oppression politique. Ce diagnostic peine pourtant à s’imposer. Parfois, dans certains pays, le crime organisé fait en effet l’objet d’un travail permanent d’enfouissement, voire d’aveuglement. Du reste, l’aveuglement n’est pas la cécité, qui résulte d’une incapacité objective à ne pas voir, mais un mécanisme plus subtil né d’une incapacité subjective : on ne voit pas faute de volonté. Il s’agit ni plus ni moins que d’une forme de déni du réel. Les psychanalystes connaissent ce mal qualifié de refoulement ou de scotomisation. La philosophie elle-même, de Martin Heidegger à Clément Rosset, nous enseigne que le plus proche est toujours le plus incompréhensible ; que la lumière nous aveugle parfois plus qu’elle ne nous éclaire. C’est peut-être l’écrivain Edgar A. Poe qui a le mieux décrit cet étrange paradoxe dans sa nouvelle intitulée La Lettre volée. Ainsi, en général, confronté à un phénomène criminel grave, l’être humain, comme les institutions, a tendance à le repousser avec vigueur, afin de s’en protéger – de manière évidemment illusoire. Cette mise à distance prend des formes clairement identifiées, à travers trois types de discours, à la chronologie bien rodée. Il y a d’abord le premier temps du déni brutal, de la négation indignée sur le thème : « cela n’existe pas ; c’est un fantasme, une invention, une simplification, etc. ».
Puis, lorsque le réel devient trop évident, le discours de déni se fait moins vindicatif et passe à un autre registre : « Tout cela est bien connu ; et moins grave que décrit. Vous exagérez ». Après la négation, surgit donc la relativisation. Ce travail de relativisation prend de nombreux aspects et passe en particulier par un travail sémantique destiné à affadir le réel. Enfin, de manière beaucoup plus insidieuse car diffuse, il y a la phase de la « spectacularisation » : le crime devient un produit commercial (film, livre, jeux vidéo, chanson, etc.) et s’intègre ainsi définitivement dans le tissu socio-économique, l’imaginaire social et l’ordre symbolique par sa force de séduction et son poids financier. Or, la question du déni est cruciale, car le temps de l’aveuglement est aussi celui de l’enracinement criminel : dans les territoires, dans les esprits et dans les mœurs. Et plus l’aveuglement dure, plus cet enracinement est profond et risque de devenir insurmontable.
Afin de saisir les « mutations » géopolitiques et macro-économiques que le crime organisé nous impose, trois exemples illustreront ce propos. Dans l’ordre politico -territorial d’abord, avec le cas du Mexique. Ce pays est confronté depuis le début des années 2000 à une véritable insurrection criminelle, opposant des armées de criminels aux pouvoirs publics. Depuis 2005, environ 10 000 à 20 000 Mexicains meurent chaque année – sans compter les innombrables « disparitions » – dans un conflit protéiforme opposant des segments de l’État, des pouvoirs locaux et des cartels dans des alliances complexes. Désormais, des pans entiers du territoire mexicain sont aux mains des cartels ; une grande partie de l’économie est dopée à l’argent de la drogue. Ce conflit métastase dans toute l’Amérique centrale, jusqu’aux États-Unis.
Dans l’ordre économique, ensuite, avec le secteur du BTP et du ciment. Partout où de grandes organisations criminelles – en particulier des mafias – sévissent, ce secteur n’est plus régi par la loi de l’offre et de la demande, mais par « une main invisible criminelle » qui mécaniquement a trois effets : un renchérissement des coûts pour le contribuable ou le consommateur ; une négation des droits sociaux des salariés de ces entreprises ; et enfin des prestations de médiocre qualité, expliquant par exemple pourquoi lors de tremblements de terre les maisons tombent comme des châteaux de cartes. La criminalisation du marché du BTP et du ciment est bien documentée en Asie et en Amérique du Nord depuis un demi-siècle, et ce en raison de la présence ancienne de véritables mafias évoluant dans ces pays.
Dans l’ordre écologique, enfin. La préservation de l’environnement ne peut se contenter de politiques de prévention ou d’incitations auprès des citoyens et des consommateurs. Parmi les grands destructeurs de la nature figurent de nos jours des criminels très organisés. La disparition des espèces protégées ou la déforestation illégale sont le fait à 80 % de groupes criminels transnationaux. De même, les rivières, les champs et les fleuves en Campanie ou en Colombie sont largement pollués par la Camorra et les cartels de la drogue.
Il nous faut, à ce stade final de notre propos, expliquer pourquoi le crime organisé a de beaux jours devant lui. Le contexte post -guerre froide est en effet particulièrement favorable à son expansion. Citons les six facteurs criminogènes contemporains[6]
- La balkanisation ou fragmentation du monde : nous sommes passés depuis 1945 d’une quarantaine d’États à environ 200 aujourd’hui, dont un grand nombre sont fragiles et vulnérables aux forces criminelles organisées.
- La globalisation ou mondialisation qui permet une libre circulation de tous les flux matériels, immatériels et humains.
- La marchandisation et la financiarisation généralisées : tout fait commerce et finance, donc tout peut faire crime et appropriation criminelle.
- L’effet de diversion provoqué par la « guerre contre le terrorisme ».
- La dérégulation des marchés : elle est criminogène en ce sens qu’elle crée des incitations et des opportunités criminelles de grande ampleur ayant joué un rôle important dans le déclenchement des grandes crises financières depuis les années 1980.
- Enfin, les conséquences des crises, financière ou pandémique : des milliers d’entreprises se retrouvent exsangues, et faute de pouvoir accéder au crédit bancaire asséché, se tournent vers le shadow banking du crime organisé, qui peut ainsi blanchir et acheter des pans entiers de l’économie.
Dans le monde chaotique post-guerre froide, le crime organisé représente un véritable défi stratégique, dépassant les juridictions des seuls organes répressifs et judiciaires. Des succès durables contre le crime organisé ne pourront être acquis qu’à deux conditions. D’abord, par un travail permanent à la fois de connaissance fondamentale et de pédagogie afin de sortir de l’aveuglement. On ne combat pas ce que l’on ignore, ce que l’on nie ou ce que l’on relativise. Ensuite, par une priorité accordée au renseignement. Il faut sortir des logiques de travail purement réactives, au fil de l’eau, et ce au profit de méthodologies intellectuelles et opérationnelles proactives, fondées sur l’anticipation et la continuité. Le renseignement criminel est l’avenir de la lutte contre les grandes criminalités.
References
Par : Jean-François GAYRAUD
Source : Revue Défense Nationale