Réalité sur les plans commercial, économique et monétaire, « l’Europe Puissance » demeure incomplète. L’auteur revient sur la lente construction d’une l’Europe politique, dont le dernier aboutissement est le renforcement de la dimension Défense. Face aux défis stratégiques contemporains, le débat entre États de l’UE sur un renforcement de l’autonomie stratégique et de la souveraineté européenne est plus que jamais d’actualité, afin de pouvoir en dégager une voie commune.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CNAM.
Les références originales de ce texte sont : “Europe puissance, souveraineté européenne, autonomie stratégique: un débat qui avance pour une Europe qui s’affirme”, écrit par Maxime Lefebvre, dans Question d’Europe, n°582.
Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site de la Fondation Robert Schuman.
En défendant une Commission « géopolitique », la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a signifié que l’Union européenne était sortie de ses origines économiques et technocratiques, qu’elle était désormais prête à assumer et renforcer sa puissance, à se mesurer aux nouveaux rapports de force mondiaux. En ce sens, elle a donné la réplique au président français Emmanuel Macron qui, depuis 2017, thématise la « souveraineté européenne » et revendique cet appel à la puissance[1].
À la vérité, la mue n’est pas complètement nouvelle. L’Europe politique et l’Europe de la défense ont été à l’ordre du jour dès le démarrage de la construction européenne. Depuis 1970, l’Europe a une « coopération politique » sur les questions diplomatiques. En 1992, elle a pris le nom (longtemps rêvé) d’ « Union européenne ». Depuis 1999, elle a une politique propre de sécurité et de défense.
Le terme d’ « Europe puissance » est ancien et a été traditionnellement porté par la France. Les concepts d’ « autonomie stratégique » et de « souveraineté européenne » sont plus récents et demeurent controversés au sein de l’Union. Une clarification est à l’œuvre alors que la présidence française de l’Union européenne, au premier semestre 2022, coïncidera, en pleine campagne présidentielle, avec le bilan d’Emmanuel Macron dont l’engagement européen a été un axe cardinal de son action.
L’Europe puissance : du rêve gaullien à la multipolarité mondiale
On a reproché au général de Gaulle son euroscepticisme, son attachement viscéral à l’Etat- nation. Pourtant, le général avait rêvé d’une Europe puissante, unie, capable d’exister entre la menace soviétique et la puissance américaine. C’était le sens des premiers sommets européens de Paris et de Bonn en 1961. C’était le sens des plans Fouchet d’union politique, qui ont effrayé les partenaires de la France parce qu’ils tendaient à subordonner les communautés à une Europe intergouvernementale. C’était le sens du veto à l’entrée du Royaume-Uni, considéré comme le « cheval de Troie » des Etats-Unis. C’était le sens, le 22 janvier 1963, du traité de l’Elysée, enfin, qui tentait de souder un tandem franco-allemand.
On a reproché autre chose au général de Gaulle : il avait pour ambition une Europe sous direction française. Il a parlé de l’Europe comme d’un « levier d’Archimède » pour la France, notamment dans des propos tenus au Conseil des ministres du 22 août 1962 et rapportés par Alain Peyrefitte, alors que les Soviétiques venaient de remporter des succès spatiaux : « L’Europe, ça sert à quoi ? Ça doit servir à ne se laisser dominer ni par les Américains, ni par les Russes. A six, nous devrions pouvoir arriver à faire aussi bien que chacun des deux super-grands. Et si la France s’arrange pour être la première des Six, ce qui est à notre portée, elle pourra manier ce levier d’Archimède. Elle pourra entraîner les autres. L’Europe, c’est le moyen pour la France de redevenir ce qu’elle a cessé d’être depuis Waterloo : la première au monde[2]. »
Si la diplomatie du général n’est parvenue ni à rallier les partenaires européens de la France, ni à établir un axe politique franco-allemand solide[3], les idées qu’il a plantées ont remporté un succès posthume. Une union politique a commencé à se dessiner avec la coopération sur la politique étrangère en 1970 et la mise en chantier d’une union européenne et d’une union monétaire, portées par le traité de Maastricht (1992). Dans la continuité des sommets des Six, le Conseil européen a été créé en 1974 sur une proposition française et s’est transformé en couronnement intergouvernemental de la construction européenne : le Conseil européen, chef d’Etat collectif de l’Europe, donne le « la » de la politique européenne, tant dans les orientations stratégiques (cf. programme stratégique 2019-2024) que dans la gestion des crises (actuellement la crise du coronavirus). Le Royaume-Uni est entré dans les Communautés en 1973, mais est sorti de l’Union en 2020, donnant a posteriori raison au général de Gaulle et permettant à l’Union de renforcer sa cohésion et sa solidité, à travers un meilleur alignement des planètes entre Union, zone euro et espace Schengen. Le traité de l’Elysée (1963) a posé un bilatéralisme privilégié entre la France et l’Allemagne, un « couple » ou un « moteur », qui a eu une longue postérité : cette relation qualifiée par Jacques Delors d’ « arbre de vie » de l’Europe a de nouveau révélé ses potentialités entre Emmanuel Macron et Angela Merkel, signataires du traité d’Aix-la-Chapelle (22 janvier 2019) et initiateurs d’un audacieux plan de relance européen au milieu de la crise du coronavirus.
Comme l’avait souhaité Charles de Gaulle, la France a trouvé, en pratiquant plus souplement la méthode du compromis et de l’influence, le moyen d’accroître sa puissance à travers l’Europe. C’est l’exemple du spatial avec Ariane, qui avait précisément motivé le propos du général sur le « levier d’Archimède », et où la France a longtemps établi une prédominance tout en jouant la carte européenne. Paris n’a jamais abandonné ses atouts propres de puissance, comme la dissuasion nucléaire et son parc nucléaire, le siège au Conseil de sécurité des Nations unies, une capacité d’initiative diplomatique, une capacité autonome de projection et d’intervention militaires, la francophonie et les territoires d’Outre-mer. Et en même temps, Paris a utilisé la carte européenne pour moderniser son économie, stabiliser sa monnaie, peser dans les rapports économiques mondiaux, développer son influence à l’extérieur de l’Union.
La problématique de l’Europe puissance remonte au contexte du début des années 1970 où les Etats- Unis, enlisés dans le bourbier vietnamien et perdant leur hégémonie économique (fin de la convertibilité or du dollar en 1971), s’acheminent, sous l’impulsion de Richard Nixon et Henry Kissinger, vers la reconnaissance d’un monde « multipolaire ». Kissinger déclare même 1973 « l’année de l’Europe ». Jean François-Poncet, ministre des Affaires étrangères de Valéry Giscard d’Estaing (1978-1981), aurait popularisé le premier l’expression d’ « Europe puissance » (dont on ne trouve pourtant pas trace dans ses Mémoires).
Si les années 1970 sombrent dans l’europessimisme, du fait de la crise économique et de l’enlisement de la construction européenne, le projet d’Europe puissance refait surface sous François Mitterrand et Helmut Kohl avec l’ambition, affichée à Maastricht, d’une politique étrangère et de sécurité commune et, même, d’une défense commune. Jacques Chirac (1995-2007) est ensuite le président qui utilise le plus l’expression d’ « Europe puissance[4] ». Les diplomates évoquent volontiers alors l’Europe comme un « multiplicateur de puissance », une autre façon de désigner le « levier d’Archimède ».
Ce projet suscite néanmoins une double déception du point de vue français. D’abord, la réunification allemande bouleverse le rapport de force entre les deux pays : si elle ne se traduit pas par un détachement allemand de l’Europe, elle ne permet plus à la France de revendiquer une prééminence politique. La transition a lieu entre Helmut Kohl, qui répétait qu’il fallait toujours « s’incliner deux fois devant le drapeau français », et Gerhard Schröder (1998-2005), qui défend une nouvelle posture visant à « normaliser » la politique étrangère de l’Allemagne et défendre les « intérêts allemands ». Les deux pays, après une sérieuse brouille en 1999-2000, décident de tenir tête ensemble à la politique américaine contre l’Irak et de se servir de la Russie comme contrepoids, mais cette géopolitique cède ensuite la place au retour d’une relation transatlantique de croisière, dans laquelle Paris estime qu’il vaut mieux s’aligner pour être plus influent, comme le montre le retour de la France dans le commandement militaire intégré de l’OTAN (2009), sous la présidence de Nicolas Sarkozy.
Si la France et l’Allemagne savent accorder leurs violons, elles peuvent exercer un vrai poids, accru par la sortie du Royaume-Uni. Elles représentent ensemble plus d’un tiers de la population de l’Union, presque une minorité de blocage à elles deux. Mais leur accord n’est jamais acquis d’avance, ce qui donne beaucoup de travail aux diplomates pour discuter, surmonter les incompréhensions, trouver des compromis, agir en commun. Une des difficultés tient à la définition de l’Europe puissance : en France, on est disposé aux interventions militaires ; en Allemagne, on préfère l’économie, la diplomatie et le droit. Les deux pays se retrouvent dans la politique de dialogue et de fermeté vis-à-vis de la Russie, dans les négociations dites E3 (y compris le Royaume-Uni) avec l’Iran, dans les tentatives de contrer le droit extraterritorial américain, dans le rééquilibrage des relations avec la Chine. Il leur est plus difficile de définir une action commune dans les crises chaudes comme le Sahel, la Libye, la Syrie, la Turquie, le conflit israélo-palestinien, etc. Par ailleurs, l’Allemagne étant dépourvue d’armes nucléaires, elle envisage toujours sa sécurité ultime dans le cadre atlantique, sous la protection américaine, alors que la France peut revendiquer une forme d’indépendance stratégique.
La seconde déception tient à l’élargissement. La France y a longtemps été réticente et a dû s’y rallier sous la pression des Etats-Unis et du Royaume-Uni, mais aussi de l’Allemagne désireuse d’intégrer dans l’Union son hinterland. La posture française a toujours consisté à privilégier l’approfondissement par rapport à l’élargissement, et elle est très largement parvenue à ses fins, chaque élargissement étant accompagné de nouveaux progrès dans l’intégration. Mais le fait est que l’Europe élargie est plus lourde, moins agile, plus hétérogène, que ne l’était celle des Etats fondateurs. La cassure de 2003, au moment de l’invasion américaine de l’Irak, est restée un traumatisme, dix-huit Etats-membres ou futurs membres de l’Union- se ralliant à la position américaine, le front du refus franco-allemand n’étant soutenu que par la Belgique et le Luxembourg. Actuellement, la diplomatie française a plus que jamais besoin d’investir dans les pays d’Europe centrale et orientale, parce que l’accord de ces pays (restés proches de Washington) est une condition à toute avancée.
C’est à cause des déceptions sur l’ambition de l’Europe puissance que la France a voulu préserver son autonomie, qui lui a permis d’intervenir en Libye en 2011, au Sahel ou en Centrafrique en 2013, contre Daesh en Irak et en Syrie, ou contre le régime de Bachar el-Assad après l’emploi d’armes chimiques. Malgré les progrès récents de la coopération européenne d’armement, l’industrie française d’armement reste essentiellement nationale (le porte-avions, les frégates, les Rafale, les chars Leclerc, les sous-marins, etc.) avec souvent de beaux succès à l’exportation. Mais l’ambition de l’Europe puissance revient sur le devant de la scène.
La puissance européenne : réelle mais incomplète
Malgré les divergences au sein de l’Union, la puissance européenne est devenue une réalité. C’est essentiellement une puissance économique et normative[5]. C’est une puissance par la force de son marché et de son droit (la politique de la concurrence, le règlement sur les produits chimiques REACH, le règlement général sur la protection des données), une puissance commerciale capable de défendre ses intérêts commerciaux et de négocier des accords équilibrés avec des partenaires tiers (cinquante accords commerciaux, contre dix-huit pour le Japon et quatorze pour les Etats-Unis), une puissance monétaire appuyée sur une monnaie stable qui est de loin la deuxième du monde après le dollar, une puissance qui s’impose par son leadership en matière environnementale (avec l’objectif de neutralité climatique en 2050), une puissance dans l’aide au développement (représentant la moitié de l’APD mondiale en ajoutant l’Union et les Etats membres), une puissance aéronautique et spatiale (avec Airbus et Galileo).
En matière diplomatique et militaire, le jeu est plus compliqué. L’Union européenne fait partie du camp occidental, elle a des intérêts et des valeurs qui convergent très largement avec ceux de Washington. Vingt-et-un Etats membres de l’Union sont aussi membres de l’OTAN, et tributaires de la garantie américaine de sécurité. Il est très difficile, et en général peu consensuel, de définir une ligne qui s’affranchisse ou même se démarque de Washington.
Pourtant, les Européens ont contré (ou n’ont pas suivi) la politique étrangère de Donald Trump sur l’Iran, sur la question climatique, sur les questions commerciales, sur les questions de concurrence, sur Israël. Ils ont opposé à l’unilatéralisme de Washington un engagement déterminé à préserver et renforcer le multilatéralisme, par exemple en décidant la mise sur pied, avec plusieurs grands partenaires commerciaux (dont la Chine), d’un organe de règlement des différends alternatif à l’organe de l’OMC bloqué par Washington. De même, l’Union européenne a réaffirmé son engagement dans l’OMS, plaidant pour une réforme de l’organisation, face alors à la politique de retrait américain.
Face à l’extraterritorialité du droit américain, l’Europe a longtemps répondu timidement, par exemple par un règlement de blocage de 1996, adopté suite aux lois d’Amato et Helms-Burton contre la Libye et Cuba, mais qui est resté inappliqué. Pendant la présidence de Donald Trump, elle a mis au point le mécanisme INSTEX pour répondre au retrait des Etats-Unis de l’accord nucléaire iranien et aux sanctions américaines extraterritoriales sur l’Iran. Ce mécanisme a été mis en œuvre de façon symbolique pour permettre certaines livraisons à l’Iran sous forme de troc, mais il montre que les Européens ont la volonté politique et les moyens d’agir.
Avec la Russie, la relation s’est tendue dans une escalade sans fin, sur les valeurs et sur l’influence dans le voisinage oriental notamment. L’Union est très largement alignée sur les Etats-Unis, même si la France et l’Allemagne ont pris l’initiative d’une médiation sur l’Ukraine dans le cadre du « format Normandie ». Mais l’unité européenne (qui jusqu’à présent ne s’est pas rompue) a aussi permis d’établir un rapport de force avec Moscou, de fixer des limites.
Avec la Chine, la relation a pris un tournant en 2019, avant la crise du coronavirus. Sous l’effet des tensions sino-américaines (le « piège de Thucydide[6] ») et de divers contentieux avec Pékin, l’Union européenne s’est mise à parler de « rival systémique », une expression très forte qui n’a pas de précédent. L’Union européenne et ses Etats membres n’ont pas accordé à la Chine le statut d’économie de marché. Ils ont renforcé le contrôle des investissements stratégiques (après notamment le rachat du fabricant allemand de robots Kuka par des Chinois en 2016), conclu un accord sur les investissements reposant sur la réciprocité, écarté Huawei d’une position dominante sur le marché des télécommunications et renforcé les critiques en matière de violation des droits de l’Homme à Hong Kong ou contre les Ouïghours. On peut néanmoins se demander si l’Europe aurait pris un tel tournant sans la pression des Etats-Unis.
Avec d’autres pays et d’autres régions du monde, l’Europe pèse et pas seulement par les accords commerciaux qu’elle a conclus par exemple avec la Corée du Sud, le Japon, le Canada, ou par l’aide au développement qu’elle distribue aux pays pauvres ou en développement. La relation avec l’Afrique est cruciale à de nombreux égards (économie, développement, matières premières, enjeux migratoires, questions environnementales, lutte contre le terrorisme, etc.). Avec la Turquie, la perspective d’une adhésion s’éloigne mais l’Union européenne garde une relation étroite à la fois économique et politique, elle a besoin de la coopération de la Turquie sur les questions migratoires, tout en essayant de doser les pressions pour contrer les actions déstabilisatrices d’Erdogan, notamment les forages illégaux en Méditerranée orientale. Il y a aussi l’implication diplomatique dans l’accord nucléaire iranien, ou bien les diverses missions de politique de sécurité et de défense commune[7].
Bien qu’elle recoure de plus en plus à l’instrument des sanctions, l’Union européenne est loin de maîtriser les outils du hard power comme les Etats-Unis. Sa PSDC est davantage un outil de maintien de la paix, comme celui de l’ONU, ou un bras armé de sa politique de développement. La taille des opérations de la PSDC (5000 hommes au total, pour l’essentiel des civils) est d’ailleurs modeste quand on la compare à celles de l’ONU ou de l’OTAN. Et l’Europe se repose pour sa défense sur l’OTAN comme le dit explicitement l’article 42-7 du traité sur l’Union européenne.
Malgré son incomplétude, sa dimension davantage économique et juridique que diplomatique et militaire, la puissance européenne existe et elle se reconnaît et s’assume de plus en plus comme telle. Pour reprendre le fil de la pensée d’origine gaullienne, c’est aussi la conséquence de l’évolution de l’Allemagne et de la relation franco-allemande. Après l’élection de Donald Trump, Angela Merkel avait affirmé que « l’Europe doit prendre elle-même son destin en main ». Depuis le Conseil européen de décembre 2016, l’Union répète qu’elle doit « assumer davantage la responsabilité de sa propre sécurité ». Plus récemment, l’idée que l’Europe doit « parler le langage de la puissance » a été défendue par Wolfgang Schäuble, Président du Bundestag, comme par Josep Borrell, Haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité.
Il reste que le mot d’ « Europe puissance » reste controversé. Ce n’est pas un « vocabulaire agréé », comme on dit entre diplomates. Un peu comme l’armée européenne, parfois brandie par les responsables politiques dans leurs discours, c’est un slogan. Le mot fait peur à un certain nombre de partenaires qui, d’une part, ne veulent pas reprendre à leur compte une ambition qui pourrait laisser à penser qu’elle vise à défier ou contrebalancer la puissance américaine, ou à s’en émanciper, et d’autre part, craignent un leadership franco-allemand dont ils seraient exclus.
Ce qui veut dire qu’il faut travailler aussi sur la question de la légitimité politique pour porter l’ambition de puissance. La Commission a une légitimité forte dans l’étendue de ses compétences, qui sont importantes dans le domaine économique. Le Haut Représentant, chef du Service européen pour l’action extérieure (SEAE), apporte une légitimité institutionnelle européenne dans certaines négociations diplomatiques conduites par les grandes capitales. Le partenariat franco-allemand doit aussi s’ouvrir, selon les situations (Balkans, Méditerranée, Afrique, voisinage oriental), à d’autres partenaires comme l’Italie, l’Espagne, la Pologne, les Pays-Bas, et même le Royaume-Uni[8], car le pouvoir restera dans un avenir prévisible dans les capitales nationales plus qu’à Bruxelles pour les questions politiques et de sécurité.
La souveraineté européenne et ses limites
Emmanuel Macron avait frappé fort avec son discours de la Sorbonne le 26 septembre 2017 lançant l’ambition d’une « souveraineté européenne » dont il donnait alors les clés : la défense, la protection des frontières, la politique étrangère, l’écologie, le numérique, l’économie (avec l’industrie et la monnaie). Il a complété ses propos à plusieurs reprises en évoquant aussi une souveraineté alimentaire, une souveraineté technologique, une souveraineté sanitaire, une politique spatiale.
Le discours d’Emmanuel Macron s’adressait principalement à l’Allemagne, qui venait de tenir ses élections législatives, dont la reconduction d’Angela Merkel à la chancellerie fédérale apparaissait comme l’aboutissement évident. Ce discours n’était pas pour déplaire à des oreilles allemandes. A cause du passé, l’Europe fait partie de l’identité allemande, l’Allemagne est dans une forme de « fusion identitaire » avec l’Europe[9]. Comme avait dit Helmut Kohl, l’unification de l’Allemagne et l’unification de l’Europe sont les deux faces d’une même médaille. L’idée d’une Europe souveraine, couronnant l’Etat fédéral allemand, est bien acceptée de l’autre côté du Rhin, et certains responsables politiques sociaux-démocrates comme Heiko Maas, ministre des Affaires étrangères, ou Olaf Scholz, ministre des finances, l’ont reprise ouvertement à leur compte. Le traité d’Aix-la-Chapelle parle d’ailleurs d’une « Union européenne unie, efficace, souveraine et forte ».
Pourtant, le concept de souveraineté européenne est ambivalent et fait débat. Dans le purisme des juristes, ce sont les Etats qui sont souverains, depuis Jean Bodin (La République, 1576) et les traités de Westphalie (1648). La souveraineté a été le moyen pour les princes, pour les Etats, de revendiquer vis-à-vis du dehors leur indépendance, une indépendance qui est un attribut de l’Etat souverain en droit international. Au dedans, la souveraineté signifie que les Etats ont la « compétence des compétences ». De ce point de vue, l’Union européenne n’est qu’une organisation internationale de nature régionale ; elle n’a que des compétences d’attribution, définies par les traités, et régies par le principe de spécialité et, par d’autres principes restrictifs, comme la proportionnalité ou la subsidiarité.
Certes, l’Union est aussi une organisation politique, qui incarne une identité européenne, qui affirme une politique étrangère sur la scène internationale et qui est régie par un principe démocratique (à travers l’élection du Parlement européen, une séparation des pouvoirs au niveau européen, des règles de respect de l’Etat de droit et des droits fondamentaux). Mais le tribunal constitutionnel allemand a affirmé, dans sa décision sur le traité de Lisbonne (30 juin 2009), que le Parlement européen ne représentait pas un « peuple européen », ce qui justifie, à ses yeux, que le peuple allemand reste le maître de ses conditions de vie économiques, culturelles et sociales, considérées comme relevant de « l’autodétermination démocratique d’un Etat constitutionnel ». Un Etat peut d’ailleurs sortir de l’Union, comme vient de le faire le Royaume-Uni, désireux de recouvrer sa souveraineté pleine et entière.
Les compétences de l’Union se sont significativement renforcées depuis le début de la construction européenne en 1950. Elles se sont développées en suivant un « fédéralisme à l’envers », selon l’expression d’Hendrik Brugmans, premier recteur du Collège de Bruges. Elles ont contourné le cœur de la souveraineté de l’Etat, les pouvoirs « régaliens ». Les Etats, les rois ont forgé la souveraineté par le pouvoir de rendre justice, par le droit de battre monnaie, par la levée d’une armée permanente financée par l’impôt, en s’accaparant le monopole de la violence légitime (selon la définition de Max Weber) et de la conduite de la diplomatie. Charles de Gaulle parlait de la politique étrangère et des trois leviers qui la commandent : « la diplomatie qui l’exprime, l’armée qui la soutient, la police qui la couvre ». Après l’échec du projet d’Europe politique et de la Communauté européenne de défense, la construction européenne a préféré prendre le chemin de l’économie et des coopérations sectorielles (charbon et acier, agriculture, marché commun et union douanière) pour ne pas attaquer la souveraineté de front.
Dorénavant, la construction européenne a changé de nature et pénétré le cœur de la souveraineté des Etats. D’un point de vue formel, le droit communautaire, qu’on appelle désormais le droit de l’Union, se distingue du droit international classique. Il prime sur le droit national et a un effet direct dans les Etats membres, selon des principes dégagés très tôt par la Cour de justice des communautés (arrêts Van Gend en Loos et Costa c/Enel, 1963 et 1964). Le vote à la majorité, qui permet de surmonter le veto des Etats membres et de les mettre en minorité, a été bloqué par le général de Gaulle à l’issue de la crise de la chaise vide (compromis de Luxembourg, 1966) mais a été mis en application à partir de l’Acte unique (1986) et s’applique toujours dans les compétences dites « communautaires » (environ 60% des cas cités par les traités). Il a même été envisagé (proposition Juncker) de l’étendre partiellement à la politique étrangère (sanctions, droits de l’Homme, missions de PSDC civile). Par ailleurs, à côté du vote du Conseil qui exprime la position des Etats membres, le Parlement européen exprime la position des citoyens, en fonction de courants politiques, et donc une forme d’opinion européenne majoritaire, une « volonté générale » européenne.
D’un point de vue matériel, l’Union européenne a dépassé le cadre d’un marché commun. Quand on liste ses « compétences exclusives » d’après les traités (union douanière, politique de concurrence, politique commerciale, politique monétaire pour les Etats de la zone euro, pêche) et en prenant en compte l’ordre juridique propre de l’Union, on voit qu’il existe un cœur de souveraineté européenne. C’est particulièrement vrai pour la monnaie et une partie des relations extérieures (selon la règle du parallélisme externe et interne des compétences), où la souveraineté nationale se trouve recouverte par la souveraineté européenne. Il y a aussi un budget européen qui finance des politiques publiques européennes et a une taille non négligeable (1% du PNB européen). Aucune autre organisation internationale au monde ne dispose de moyens comparables. Ce budget va même doubler dans le cadre du « plan de relance » agréé en juillet 2020, qui sera financé pour la première fois par une dette publique européenne substantielle levée sur les marchés.
Le concept de souveraineté européenne ne signifie pas seulement que l’Union revêt, au moins pour les compétences qui lui sont confiées, les formes d’un Etat fédéral. Il est aussi porté par un contexte nouveau depuis au moins une dizaine d’années. L’épuisement des finances publiques après la crise de 2008 (et après la crise du coronavirus) oblige les Etats membres à mettre davantage en commun leurs moyens, par exemple en matière de défense. Le retrait stratégique américain, qui a commencé sous le président Obama (2008-2016), oblige les Européens à prendre en main leurs propres affaires dans leur environnement régional. Le terrorisme et la pression migratoire, problèmes qui se sont accentués après l’échec des « printemps arabes », les obligent à gérer ensemble leur sécurité intérieure, la protection de leurs citoyens, la gestion des frontières extérieures, les relations avec les pays d’émigration. Il est révélateur qu’un pays neutre comme l’Autriche ait choisi comme slogan de présidence, en 2018 : « L’Europe qui protège ». Les tensions géopolitiques entre Etats-Unis, Russie et Chine obligent aussi les Européens à faire le deuil de leurs représentations d’un « monde de bisounours » (Hubert Védrine) et à cesser de se comporter comme des « herbivores géopolitiques dans un monde de carnivores géopolitiques » (Frank- Walter. Steinmeier). Le Brexit enfin, s’il représente une perte sèche en termes de ressources et de capacités, a débarrassé les Européens d’un partenaire difficile, « souverainiste », peu désireux de laisser l’Europe avancer dans l’intégration.
Dans cette mutation profonde, l’agenda de souveraineté peut être le moyen pour l’Europe de surmonter ses faiblesses, de réduire ses dépendances et d’accroître sa puissance. Il signifie que le chemin de l’indépendance, pour des grands Etats européens comme la France, ne passe plus par la souveraineté nationale mais par la coopération européenne. Il signifie aussi que l’Europe est prête à dépasser son horizon resté longtemps purement économique pour se saisir de vraies questions de souveraineté comme la défense, la sécurité, l’autonomie technologique, la gestion des frontières. Pour ceux qui croient en l’Europe, la souveraineté européenne est aussi un moyen de retourner la souveraineté contre les « souverainistes », de montrer que l’Europe n’est pas une perte de contrôle mais au contraire le moyen de retrouver du contrôle (« take back control », comme ont dit les Brexiters).
Il est vrai que cette souveraineté européenne demeure limitée et relative. Dans l’ordre juridique et judiciaire, le droit de l’Union est limité aux compétences et aux politiques de l’Union et l’essentiel du droit administratif, civil, commercial, pénal reste de nature nationale. La politique économique, la politique sociale, la culture, l’éducation, la santé, le maintien de l’ordre, la justice, demeurent des prérogatives nationales. En matière diplomatique, militaire, fiscale et budgétaire, l’unanimité reste d’application dans l’Union, ce qui veut dire que ces matières ne sont pas vraiment « communautarisées ». Dans bien d’autres sujets comme l’immigration de travail, la coopération policière ou de renseignement, le choix de son bouquet énergétique par chaque Etat, l’unanimité reste aussi d’application.
Pour beaucoup d’Etats membres, le concept de souveraineté européenne fait peur et n’est pas approprié. Les pays nordiques (la « nouvelle Ligue hanséatique » formée en 2018 : Danemark, Suède, Finlande, Estonie, Lettonie, Lituanie, Pays-Bas, Irlande) gardent un tropisme national, ils sont réticents à l’intégration, en particulier dans le domaine budgétaire et fiscal, car ils ne veulent pas être alourdis par une solidarité trop coûteuse avec le reste de l’Europe. Les pays d’Europe centrale et orientale comptent sur la solidarité européenne, notamment sur les fonds structurels, mais ne veulent pas se voir imposer une supranationalité européenne qui leur rappellerait la « souveraineté limitée » du temps de l’Union soviétique, en particulier dans les questions migratoires (l’accueil de demandeurs d’asile), sociales (par exemple la réglementation du travail détaché), environnementales (l’abandon du charbon), ou d’Etat de droit.
Même en Allemagne, le concept ne fait pas l’unanimité. Par agacement, certains responsables politiques allemands ont retourné l’initiative française pour proposer l’européanisation du siège de la France au Conseil de sécurité de l’ONU[10]. La proposition d’Emmanuel Macron de discuter de la dissuasion nucléaire française dans un cadre franco-allemand (rappelant les propositions de « dissuasion concertée » du milieu des années 1990) a rencontré pour le moment une réserve polie. Et Annegret Kramp-Karrenbauer, ministre allemande de la Défense, a rappelé fin 2020 qu’il ne saurait y avoir de défense européenne hors de l’OTAN, déclenchant une polémique.
Emmanuel Macron a lui-même reconnu dans une interview ce que le concept de souveraineté européenne pouvait avoir d’ « un peu excessif ». Ursula von der Leyen ne l’emploie pas (contrairement à son prédécesseur Jean-Claude Juncker) et, pour le moment, le mot n’a été repris que dans le domaine numérique, dans le programme stratégique 2019-2024 agréé par le Conseil européen avant la mise en place de la nouvelle Commission européenne : « L’Europe sera souveraine sur le plan numérique ». Cela signifie que, dans ce domaine au moins, l’Europe veut s’affranchir de ses dépendances et exister à part entière sur la scène internationale : cela passe par l’ambition d’un « cloud européen », d’une taxe numérique, d’une concurrence équitable imposée aux acteurs de l’économie numérique, d’une protection des données européennes, etc.
On pourrait parler, dans une acception similaire, de souveraineté spatiale, de souveraineté alimentaire, de souveraineté monétaire, de souveraineté financière, de souveraineté technologique, de souveraineté sanitaire européenne. L’Union européenne fait de la souveraineté économique sans le dire en promouvant le rôle de l’euro, en filtrant les investissements stratégiques étrangers, en organisant la riposte à l’extraterritorialité du droit américain. Dans le domaine financier, elle pourrait s’organiser (en créant un fonds souverain européen ?) pour ne pas laisser les Etats-Unis capter la moitié de l’épargne financière internationale. Il est sans doute plus difficile d’évoquer une souveraineté budgétaire, fiscale, diplomatique, militaire, dans la mesure où la compétence des Etats membres, et de l’OTAN dans le domaine de la défense, reste première sur ces questions.
L’autonomie stratégique : de la défense à l’économie
L’autonomie stratégique est à la souveraineté ce que les moyens sont aux fins. Le concept peut apparaître moins ambitieux, moins politique, plus technocratique. Pourtant, l’adjectif « stratégique » rehausse son importance. Le stratège, dans la Grèce antique, était le général qui commandait l’armée. Est stratégique ce qui relève des opérations militaires à grande échelle (par opposition à la tactique), des rapports de puissance internationaux, et par extension de toutes les affaires ou décisions dont l’importance les distingue des affaires courantes ou secondaires, et qui s’inscrivent dans un horizon de long terme dépassant les aléas quotidiens. Est stratège celui qui excelle dans le commandement, la conduite des affaires et la décision à ce niveau d’importance et de temporalité. Dans l’univers diplomatique, on parle d’ « affaires stratégiques » (politico-militaires), de « stabilité stratégique » (au sens notamment de l’équilibre de la dissuasion nucléaire), de « partenariats stratégiques », et il y a aussi parfois des diplomates stratèges qui ont le sens du long terme (par exemple Talleyrand, Metternich, Bismarck, Delcassé, Briand et Stresemann, Kennan, Schuman, Védrine).
Le concept d’autonomie stratégique dérive du concept gaullien d’indépendance (fondée notamment sur la dissuasion nucléaire nationale) et a fait son apparition officiellement dans le Livre blanc français sur la défense et la sécurité nationale en 2013, qui parle d’ « autonomie de décision et d’action de la France » reposant sur « la maîtrise nationale de capacités essentielles à sa défense et à sa sécurité ». La revue stratégique de 2017 répète que « la France doit conserver sa capacité à décider et à agir seule pour défendre ses intérêts » et précise que cette autonomie est à la fois opérationnelle, industrielle, technologique, diplomatique.
Mais la France a parallèlement poussé le concept d’autonomie stratégique européenne. Déjà, la déclaration franco-britannique de Saint-Malo (4 décembre 1998) qui lançait la politique de sécurité et de défense de l’Union, évoquait une « capacité autonome d’action appuyée sur des forces militaires crédibles » avec les moyens et la volonté de les utiliser pour répondre aux crises. Le terme « autonomie stratégique » est officiellement apparu dans une communication de la Commission et dans des conclusions du Conseil sur l’industrie européenne de défense (2013), puis dans la stratégie globale de l’Union sur la politique étrangère et de sécurité, élaborée sous l’égide de Federica Mogherini en 2016. Le Conseil a parlé de « la capacité à agir de façon autonome quand c’est nécessaire et là où c’est nécessaire, et avec des partenaires partout où c’est possible ». Le traité franco-allemand d’Aix-la- Chapelle vise une « capacité d’action autonome de l’Europe » (art. 3).
L’autonomie se distingue de l’indépendance, on peut même dire qu’elle s’inscrit dans une interdépendance assumée. Dans ce contexte, les Allemands utilisent volontiers, et depuis longtemps, le terme Handlungsfähigkeit, « capacité à agir », que les Britanniques ont aussi accepté avant de quitter l’Union. Avant d’afficher un objectif de souveraineté, l’autonomie stratégique[11] met l’accent sur le renforcement des capacités. C’est vrai dans les deux sens que prend l’expression actuellement, dans l’acception défense comme dans l’acception industrielle.
Dans le champ de la défense, la question sous-jacente, au-delà du renforcement des capacités européennes, est l’articulation de l’Union européenne avec les Etats- Unis et l’OTAN. Après la sortie du Royaume-Uni, il n’y a plus que la France qui puisse faire bénéficier l’Union de sa protection nucléaire : Emmanuel Macron a proposé aux partenaires européens d’ouvrir un dialogue stratégique à ce sujet. Mais on peut comprendre que les autres Etats membres ne souhaitent pas se priver de la protection nucléaire américaine dans le cadre de la garantie de sécurité plus large apportée par les Etats-Unis. Le couplage de la sécurité américaine et de la sécurité européenne était une question clé de la guerre froide et il est assuré par le stationnement d’un contingent militaire américain en Europe, qui a accru sa présence dans les Etats baltes et en Pologne face à la recrudescence de la menace russe. Au-delà du nucléaire, l’Europe est dépendante des Etats-Unis dans le renseignement, les drones, les avions ravitailleurs, etc. Une bonne partie des Etats membres continuent d’acheter du matériel américain de défense et c’est notamment pour cette raison que Donald Trump a encouragé l’Europe à accroître ses dépenses militaires.
La dépendance stratégique aux Etats-Unis est inscrite dans les gènes de l’Europe. Un rapport a osé parler à ce sujet de « fétichisme » et d’ « infantilisme » pour réveiller les Européens de leur torpeur stratégique. Des progrès ont été accomplis. Le budget européen alloue directement depuis 2016 des fonds à des projets de recherche et de développement capacitaire réalisés en commun et un Fonds européen de défense a maintenant été créé avec une dotation de 7 milliards € sur la période 2021-2027. Par ses opérations de PSDC, l’Europe est devenue un « producteur de sécurité » : par exemple à travers son opération Althea en Bosnie- Herzégovine, son opération Atalanta au large de la corne de l’Afrique contre la piraterie maritime, son opération maritime au large de la Libye, qui pourraient être complétées par une autre opération de sécurité maritime dans le Golfe de Guinée. C’est encore plus vrai si on ajoute l’action des Etats membres à titre national, en particulier celle de la France au Sahel ou ailleurs en Afrique, et l’opération française Serval au Mali en 2013, a été suivie de plusieurs opérations européennes (EUTM Mali, EUCAP Sahel, et Takuba) pour accompagner l’engagement français et soutenir les gouvernements de la région.
Bien que la défense collective soit une mission déléguée à l’OTAN, la clause de défense collective propre à l’Union existe. Elle a été activée pour la première fois au bénéfice de la France après les attentats terroristes de 2015. Elle pourrait jouer en faveur des six Etats neutres de l’Union qui ne sont pas protégés par l’OTAN, comme l’Autriche, Chypre, la Finlande, l’Irlande, Malte, la Suède. Elle a été complétée d’une clause de défense collective franco-allemande dans le traité d’Aix-la- Chapelle (article 4). On pourrait imaginer que les Européens se décident à un moment de formuler, au sein de l’Alliance atlantique, leurs intérêts propres de sécurité et leur contribution (y compris nucléaire, dans le cas de la France) à la sécurité de l’Alliance, comme l’avaient fait les dix pays de l’Union de l’Europe occidentale en 1987 dans la plateforme de La Haye où ils avaient parlé d’une « communauté de destin ». Ce serait un pas vers la constitution du « pilier européen » de l’Alliance qu’avait proposé le président Kennedy en 1962.
S’il y a une avancée vers une forme d’autonomie stratégique européenne dans le domaine de la défense, le concept effraie pourtant dès qu’il est mis en regard de la relation transatlantique et qu’il pourrait donner à penser que l’Europe cherche à s’émanciper des Etats- Unis. Un degré d’autonomie stratégique se fait peu à peu admettre au niveau des moyens, mais on est loin d’une autonomie politique réelle et il n’est pas sûr que la blessure de 2003, quand l’Europe s’était fracturée entre pays favorables et pays hostiles à l’offensive américaine en Irak, soit vraiment refermée. Les défis de sécurité apportés par la Russie et la Chine incitent au contraire les Européens à se blottir davantage contre les Américains. Pour ces raisons, l’Europe a « l’autonomie stratégique honteuse » (Pierre Vimont) : il est significatif que le Conseil des affaires étrangères du 7 décembre 2020, se tenant peu après l’élection de Joe Biden, ait discuté de l’autonomie stratégique en n’ayant que le partenariat transatlantique à la bouche, adoptant des conclusions substantielles sur ce seul sujet. Il faudra donc que les choses continuent à mûrir par un mélange de leadership politique, de renforcement des capacités, de contributions concrètes et solidaires à la sécurité européenne et atlantique, et de développement d’une culture stratégique européenne commune.
Dans le champ économique et industriel, c’est autre chose. L’Europe affiche désormais clairement sa volonté d’une stratégie industrielle, en fait d’une véritable politique industrielle. Le programme spatial (qui est ancien), le financement de projets militaires communs, l’Alliance des batteries (pour réduire la dépendance à la Chine), la structuration d’une filière hydrogène (pour lutter contre le changement climatique), l’idée d’un cloud européen, l’alliance des matières premières, l’initiative dans le domaine des semi-conducteurs et des processeurs, sont autant de traductions récentes et concrètes, souvent à base franco-allemande, de cette ambition industrielle de plus en plus assumée.
En matière de santé, l’Union a aussi développé son intervention face à la crise du coronavirus (réserves de matériel médical, recherche en commun et achats groupés notamment pour les vaccins).
Le concept d’ « autonomie stratégique ouverte », lancé par le précédent commissaire au commerce Phil Hogan dans le contexte de la crise sanitaire, tente de réconcilier les partisans d’une politique industrielle forte, à commencer par la France, et les pays qui veulent maintenir l’ouverture comme gage de compétitivité et d’innovation. L’autonomie stratégique n’est ni l’autarcie ni le protectionnisme, mais passe par la constitution de stocks stratégiques, la diversification des chaînes d’approvisionnements (pour réduire les dépendances), le contrôle des investissements stratégiques étrangers, et le renforcement de l’innovation et des capacités technologiques critiques en Europe. Les conclusions du Conseil européen (octobre) et du Conseil compétitivité (novembre) lui ont donné un champ précis : « il importe de parvenir à une autonomie stratégique tout en préservant une économie ouverte dans les écosystèmes industriels les plus sensibles et dans des domaines spécifiques, tels que la santé, l’industrie de la défense, l’espace, le numérique, l’énergie et les matières premières critiques ». Tous les secteurs qui sont ici mentionnés sont évidemment des domaines clés d’une souveraineté européenne, qui s’enracine dans les compétences économiques de l’Union.
Une Europe plus « européenne » ?
Les diplomates se méfient des querelles sémantiques, théologiques, idéologiques, qui retardent les compromis, font perdre du temps, gaspillent l’énergie, et ils ont raison. C’est la substance plutôt que sa dénomination qui compte, c’est l’action plutôt que la parole qui fait impression. L’Union européenne a déjà beaucoup fait pour s’affirmer et défendre ses intérêts et ses valeurs, mais elle reste loin d’une puissance de plein exercice qui peut penser et garantir elle-même sa sécurité. Elle reste plus une fille de la paix qu’un garant de la paix.
Le travail des mots a pourtant son importance, et c’est le mérite de la France de l’avoir suscité et fait progresser. Ces débats permettent aussi aux Etats membres de confronter leurs conceptions et leurs objectifs, et de dégager les conditions d’un accord. Jacques Delors ne disait-il pas que l’Europe est une « pensée en actes[12] » ? Les mots de « souveraineté » et de « puissance » sont encore à l’état de slogans mais ils sont là, ils flottent autour de l’Union européenne et donnent un sens à son action et à son rapport au monde. La « souveraineté » exprime l’aspiration de l’Union à incarner une identité politique partagée sur la scène mondiale et à renforcer sa puissance. Même si le terme reste controversé, la souveraineté européenne existe et s’ancre pour commencer dans le cœur économique des compétences de l’Union, qui a grossi avec le temps. Les termes d’ « autonomie stratégique » sont plus élaborés et font l’objet d’une acceptation conditionnelle, ils désignent ce mélange de capacité/volonté d’agir et d’interdépendance, de protection et d’ouverture, de soutien public et d’innovation privée. Ils forment la base d’un consensus européen qui a désormais pris forme.
Il faut éviter les malentendus. L’autonomie stratégique et la souveraineté ne signifient pas que l’Union européenne se donne pour ambition de rompre le lien transatlantique, ni de se transformer en Etat fédéral centralisé. Comme l’a dit Jean-Yves Le Drian, « cette souveraineté commune ne retranche rien à nos souverainetés nationales[13] » et elle renforce l’OTAN[14].
À l’heure où le partenariat transatlantique peut trouver un nouveau départ avec le président Biden, ces mots programmatiques donnent lentement corps à l’idée que les Européens puisent en eux-mêmes la solidarité de leurs intérêts, la formulation de leurs valeurs, leur volonté et leur capacité d’agir. Ils expriment l’idée d’une Europe plus « européenne » qui s’affirme comme « communauté de destin ».
References
Par : Maxime LEFEBVRE
Source : Fondation Robert Schuman