La lutte antiterroriste contre les groupes armés adhérant à l’islamisme radical se confronte à un problème majeur : le renoncement durable aux hostilités ! En se fondant sur les ressorts de l’islamisme radical et au travers de l’étude des cas syriens et maliens, l’article explore les options et perspectives ouvertes pour négocier la paix.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CNAM.
Les références originales de cet article sont : sont : “Faut-il négocier avec les groupes armés terroristes ?” (note n° 7/21), publié par la Fondation pour la recherche stratégique.
Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site de la FRS.
Impensable au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, la question de la normalisation des relations avec l’islamisme radical interroge le principe de réalité. Les batailles remportées contre Al-Qaïda en Afghanistan et le groupe État Islamique sur l’axe syro-irakien n’ont pas vaincu un adversaire fragmenté qui persiste à rejeter l’idée d’une coexistence pacifique entre les peuples.
Les groupes armés considèrent que la première des victoires est d’imposer un conflit permanent aux nations « impies », l’issue du combat important moins que l’engagement dans des opérations dispendieuses en vies humaines, afin de démontrer la dimension atemporelle de l’islam [1]. A l’inverse, les nations mobilisées dans la lutte antiterroriste estiment que la première des victoires serait un renoncement aux hostilités et l’ouverture de négociations.
Faute d’obtenir la paix par l’écrasement militaire (général Curtis LeMay[2]), la médiation (Gandhi) ou le dogme (Luther King), l’affrontement se poursuit sans formulation de la paix qu’il conviendrait de conclure, de négocier ou d’imposer aux groupes armés, des termes dans lesquels envisager la cohabitation de nos sociétés respectives ; l’une islamiste conservatrice, l’autre laïque sociale-libérale.
Le premier pas
Depuis Thucydide[3], ouvrir un canal de dialogue informel avec l’ennemi est admis. Il n’y a pas matière à s’étonner qu’en 2009, année où Washington projette quatre mille hommes supplémentaires en Afghanistan pour pressurer l’insurrection, un chef taliban soit identifié comme une cible d’intérêt. Abdoul Ghani Baradar est alors en charge des activités militaires, religieuses et financières des Taliban[4]. Les rares sources disponibles à son sujet évoquent un homme déterminé à expulser les forces étrangères, mais non réfractaire à la négociation. Un commandant de la province de Zalib le décrit : « Il est patient et vous écoute jusqu’à lafin. Il ne se met pas en colère et ne perd pas son sang froid »[5]. Capturé lors d’une opération menée conjointement par la CIA et les services pakistanais[6], Baradar est incarcéré huit ans. À sa libération, un processus de contacts informels est lancé entre Taliban et Américains[7]. Il aboutit en 2020 à la signature d’un accord à Doha, première étape d’un cycle de négociations visant à déterminer les conditions du retrait américain d’Afghanistan[8].
Par ce processus, Washington brise un tabou : négocier avec un groupe connu pour ses liens avec Al-Qaïda et son implication dans divers trafics (drogue, minerais, antiquités) ; un adversaire connu pour son inflexibilité. En effet, malgré ses appels à la « patience et la tolérance »[9], Baradar refuse les propositions de cessez-le-feu ; tout au plus consent-il à ne plus harceler les troupes américaines. Il reste imprécis sur le point delta des négociations : le retrait des forces américaines en échange d’une rupture totale et sans équivoque avec le terrorisme[10].
Depuis l’entame du processus de Doha, la sincérité des Taliban interroge. Quand un dirigeant historique d’Al-Qaïda est récemment neutralisé, Husam abd-al-Ra’uf, successeur pressenti d’al- Zawhahiri, l’opération a lieu dans le district d’Andar sous contrôle Talib[11]. Le mouvement abrite des hommes au profil controversé comme Seraj Haqqani, dont le père, Jallaluddin, dirigea un groupe éponyme qui fit l’interface entre Al-Qaïda et feu mollah Omar. Au cours de l’année 2019, sujette à d’intenses négociations, les Taliban opèrent 1 375 attaques qui leur attribuent le titre peu enviable de groupe le plus meurtrier au monde[12].
La signature talibane compte des faiblesses :
- Un leadership imprécis. Baradar fait le voyage à Doha, mais le pouvoir exécutif demeure aux mains de la Shoura deQuetta, le conseil décisionnel[13] ;
- Une idéologie médiévaliste peu propice au développement de relations diplomatiques équilibrées dans un contexte régional dominé par la tension Pakistan / Inde ;
- En cas de prise de Kaboul, un projet politique vague et des perspectives économiques quasi inexistantes. 75 % de la dépense publique afghane proviennent de soutiens internationaux, notamment américains. Un arrêt du financement conduirait à la banqueroute ;
- Manquements aux droits de l’homme (droits des femmes, genres – homosexuels, lesbiennes, transgenres, minorités religieuses).
L’accord américano-taliban a été abondamment commenté par la nébuleuse radicale, qui s’interroge sur le bien-fondé de négocier – ou pas – avec Washington. Al-Qaïda parle de « victoire » tout en esquivant le devenir de ses relations avec les Taliban s’ils prennent Kaboul. Le groupe Etat islamique dénonce une alliance entre apostats (Taliban) et Croisés (Américains)[14]. Quant à l’influent théoricien du djihadisme, Abou Mohammed al-Maqdisi, il réfère à l’histoire de la prophétie musulmane pour rappeler qu’un pacte de non-agression avec des infidèles n’excède jamais dix ans[15]. La paix (ahd) est entendue comme un état temporaire vers Dar al islam, la maison de l’islam[16]. Tout autre document (accord, pacte, traité) est une posture d’attente.
L’islam radical au risque du pragmatisme
L’islam radical ne s’oppose pas à la tenue de pourparlers pourvu qu’ils contribuent à la sécurité de l’oumma et soumettent les parties contractantes à la loi coranique, ce qui inspirera la célèbre formule d’autrefois : « Soumets-toi (à l’islam) et tu auras la paix ». Bien que l’Etat islamique récuse l’option, persuadé que son projet califal finira par supplanter l’ordre mondial, un courant salafiste pragmatique émerge, ouvert à la géopolitique des nations et lucide sur la réalité des rapports de force. On pense notamment à Abou Mohammed al-Joulani, un chef de guerre syrien, ancien professeur d’arabe classique qui a gravi les échelons du djihadisme avant de fonder Hayat Tahrir al-Cham (HTC) dans la province d’Idleb.
D’une radicalité intangible et d’un islamisme forcené, al-Joulani se singularise par sa volonté d’autonomie. En 2013, ilrefuse de se ranger sous la bannière du groupe État islamique, estimant que les excès commis en Irak contreviennent à la sharia. Trois ans plus tard, il rompt avec Al- Qaïda, dont Ayman al-Zawahiri, pourtant n° 1, reconnaît dans une lettre étonnante de sincérité qu’il reçoit peu d’information du terrain[17]. Effectivement, le chef de guerre syrien mène le djihad à sa convenance, sans référer à quiconque.
À la différence de la fermeté talibane faisant usage du temps long face aux États-Unis pressés d’achever une guerre « sans fin », al-Joulani adresse des signaux si ce n’est de normalisation, d’acceptation du temps politique. À Idleb,une administration laïque dite Gouvernement de Salut Syrien (SSG) règle les problèmes de la vie quotidienne. Bien que dédaignée par la population, l’instance témoigne d’une volonté de partage de nos codes sociétaux[18]. Le groupe accepte le retour des ONG[19], il parle aux think tanks et reçoit la presse internationale. Son combat, explique ses communicants, ne doit pas être perçu comme une menace par l’Occident ; le champ d’action de ses combattants se limite à la Syrie[20].
Al-Joulani se garde bien de proclamer un califat. Il contient ses ambitions et fait acte de patience en stabilisant une relation point to point avec la Turquie d’Erdogan, interlocutrice de choix[21] pour les échanges de bons procédés. Ici, une sécurisation d’accès à des postes d’observation turcs. Là, une formation au combat nocturne pour les djihadistes. Contrairement à Daesh qui voulut battre monnaie dans la précipitation, l’administration d’Idleb accepte la livre turque au détriment de la devise syrienne. Elle favorise l’implantation d’entreprises étrangères, essentiellement turques, dans le secteur de la restauration rapide ou de la livraison à domicile, travaillant ainsi à la normalisation économique d’un territoire en quête d’autonomie.
Malgré ces décisions, une réalité s’impose :
- Acculé dans la province d’Idleb, HTC n’a pas d’autre choix que de tisser des alliances ;
- Tout processus de normalisation isole al-Joulani de sa famille idéologique, altère sareprésentativité et l’expose au risque de débordement de ses propres extrémités ;
- Ancien interlocuteur d’Al-Qaïda et du groupe Etat islamique, celui qui appelait al-Baghdadi
« honorable cheik » est suspecté de connivence. L’opération des forces spécialesaméricaines qui neutralisa le chef de Daesh s’est déroulée dans un secteur d’Idlebsupposément sous contrôle de HTC.
Malgré ces écueils, la volonté de normalisation du chef syrien est entendue et intègre peu à peu les grilles d’analyse. Après maintes rumeurs d’assaut sur Idleb, Moscou estime que l’actuel compromis permet d’éviter une nouvelle effusion de sang. Un diplomate russe, Igor Matveev, suggère un scénario en quatre D (Dé-radicalisation, dé-idéologisation, dé-militarisation, dé- centralisation)[22], postulant que nous sommes en présence d’un quadragénaire de la nouvelle génération syrienne, un chef de guerre ayant compris l’importance des enjeux de gouvernance et faisant montre de bonne volonté en combattant So Be Steadfast, une operation room de groupes demeurés fidèles à Al-Qaïda.
Un pragmatisme sans concession
Au Mali, l’ensemble des acteurs du conflit se dit prêt au dialogue, de la junte militaire à l’imam Dicko, figure de proue de l’opposition islamiste – « On nous a longtemps dit de ne pas parler aux djihadistes. Mais ils occupent le terrain. Alors, on fait quoi ? »[23]–, également Iyad Ag Ghali, chef touareg d’obédience al-quaïdienne[24], qui conditionne sa participation à d’éventuelles négociations sur le départ des forces françaises de l’opération Barkhane[25].
De l’offre islamiste malienne, retenons deux profils. D’abord l’imam Dicko, stratège des alcôves qui se joue des institutions en manipulant habilement les contradictions – « Je suis wahhabite »[26] ; « Je ne suis pas wahhabite »[27] –, silencieux quant au projet que nombre d’observateurs lui prêtent : fonder une république islamique au Sahel. « Il n’en parle jamais, mais pour lui, c’est évident. La solution est là », confie un chercheur ayant accès à son entourage[28].
Dicko acte l’inefficience du salafisme combattant qui, au nom de l’avant-gardisme, s’arroge le monopole du changement en faisant peu de cas de l’expérience des Frères musulmans, qui surent développer au XXème siècle une stratégie matricielle du temps : patience, pugnacité et acceptation de compromis politiques pour conquérir le pouvoir par le bas.
Tout processus de dialogue conforte le rôle de maâlem (savant) auquel Dicko aspire ; être l’homme au-dessus de la mêlée, celui qui écoute et oriente. La concertation étant inhérente à sa perception de la fonction, l’imam capitalise en légitimité durant l’été 2020 lorsque les chancelleries se pressent à son domicile pour évaluer son influx sur l’opposition qui défie le pouvoir dans les rues de Bamako. Il parle, écoute, négocie avec ou sans espoir de résultat, l’essentiel étant de conférer à l’islam une place dans le processus en cours, démontrer qu’il n’y aura pas de sortie de crise sans recours à la prophétie de Mohammed.
À la différence du takfirisme de l’Etat islamique, dogme inclusif endigué sur le pur et l’impur qui châtie ceuxqui s’en écartent, Dicko admet les nuances, la dimension évolutive de la société malienne à laquelle ilparticipe en tirant avantage de son carnet d’adresses constitué lors de ses missions de médiation. Ses contacts avec les chefs de guerre de l’espace sahélo-saharien sont connus, notamment Iyad Ag Ghaly, le second profil d’islamiste prétendument ouvert au dialogue.
Natif des plaines arides d’Abeïbara, Ag Ghaly compte au nombre de ces individus en quête de leur destin. Après une jeunesse festive – poésie, vodka et guitare basse –, il participe à la guerre au Liban puis revient combattre dans les rangs de la rébellion touarègue. Ambitieux, il brigue la direction du Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA). Le poste lui est refusé. Il espère être désigné amenokal (chef traditionnel) des Ifoghas ; là encore, c’est un échec. La diplomatie le tente. Il réussit àse faire nommer consul à Djeddah, mais l’Arabie saoudite l’expulse.
Ce pedigree instable n’inspire pas confiance à la France. En sus d’un bilan accablant (attentats, enlèvements, trafics), l’individu ne manifeste aucun infléchissement dogmatique, allant jusqu’à mettre en scène ses retrouvailles avec quelques-uns des deux cents djihadistes libérés par la junte militaire en octobre 2020. Son engagement armé s’apparente à une rente de situation lui assurant subsistanceet popularité auprès de l’underground radical, package négociable dans le cadre d’un règlement global ; pour un mieux, il va de soi. Un mieux-disant au service de ses intérêts personnels.
Négocier avec ce type de chef de guerre pose une série de questions :
- Quel cadre choisir ? Bi ou multilatéral ? L’enceinte doit-elle être continentale, nationale, ethnique ou tribale ? Commentintégrer les accords préexistants (Alger 2015) ?
- Sur quels critères agréer l’interlocuteur ? La sociologie radicale est instable, les chaînes de commandement aléatoires. Le chef de guerre diffère du membre de sa choura (conseil), qui diffère de l’homme de troupe ou des petites mains du djihad (porteurs de munitions, cuisiniers, domestiques). Pour nombre de ces derniers, la paix induirait une perte de revenus.
- Comment aborder l’ostracisme de groupes priorisant l’activité criminelle ? Des négociations ont été tentées avec Boko Haram par l’ancien président nigérian Obasanjo etBabakura Fugu (2011)[29], puis Sheikh Ahmed Datti, le président nigérian du Conseil suprême de lacharia (2012). Sans résultat. Faute de plan B, la guerre continue.
- Gérer les redditions. Mukhtar Robow, ancien n° 2 du groupe Al-Shabaab, se rend aux autorités de Mogadiscio en 2017. Il intègre le jeu politique somalien en se présentant aux élections régionales. Rapidement, sa popularité inquiète le pouvoir central, qui l’emprisonne au prix de conséquences irréparables. Quel djihadiste somalien accepterait aujourd’huiune reddition si l’État ne respecte pas ses engagements ?
À Bamako, le mainstream de la pensée stratégique suggère une sortie de crise à l’algérienne, à l’instar de la loi de Concorde civile, qui amnistia des milliers de combattants islamistes afin de solder la décennie noire (1991-2002). Bien que l’initiative mit fin à la guerre civile, le maquis islamiste n’a jamais été éradiqué. L’armée algérienne a ainsirécemment déjoué une tentative de redéploiement d’AQMI dans la région de Jijel (nord-est)[30].
Autre hypothèse : s’inspirer du pacte de non-agression que la Mauritanie aurait convenu avec AQMI, thèse maintes fois évoquée par la presse, maintes fois démentie par les autorités de Nouakchott[31]. Cette exemplarité de facto, acquise au prix du doute et de la suspicion, présente un bilan sécuritaire envié par nombre d’Etats de la zone sahélo-saharienne : aucun attentat depuis dix ans[32].
La gradation des « infréquentables »
L’islam nomme Dar al-Sulh un traité de paix entre deux parties, Dar al-Kharadj un traité imposé à une nation tributaire et Dar al-Harb – l’hostilité envers un pays contrevenant aux valeurs de l’islam sans que l’affrontement soit nécessairement engagé[33].
Les chefs islamistes qui acceptent de négocier des trêves (hudna – temporalité transitoire) ne théorisentpas la coexistence entre les religions monothéistes. Nous sommes en présence de cas épars, quelques individualités réalistes quant à l’asymétrie d’un rapport de force qui engonce le salafisme combattant dans une spirale de violences et de contre-violences répondant certes au devoir du djihad, mais inadaptée aux besoins des populations : sécurité, emploi, éducation. Dé- prioriser le « chaos salvateur » leur permet de sanctuariser un territoire ou une aire d’influence, de donner des gages aux institutions internationales dans l’espoir de s’inviter à la table des puissants et d’imposer leur agenda islamiste[34].
Avant même d’élaborer une stratégie de négociation, il conviendrait d’établir une gradation des individus «fréquentables » ou « infréquentables », déterminer les paramètres – fixes ? – d’éligibilité au dialogue, en concertation avec les Etats engagés dans la lutte antiterroriste afin de présenter un front commun.
A ce jour, négocier est moins un acte de puissance qu’une échappatoire aux conflits insolubles. La thèse du « conflit asymétrique voué à l’échec » s’en trouve confortée et la crédibilité politique des gouvernants – engagée devant les opinions publiques. Si on s’en tient aux États- Unis, 850 milliards de dollars ont été dépensés par le Pentagone en Afghanistan, 24 000 soldats ont été tués et blessés. Force est d’admettre que la problématique initiale n’a toujours pas été résolue. L’OTAN craint qu’un retrait précipité des Etats-Unis n’aboutisse à la formation d’une nouvelle plateforme de groupes armés[35].
La France estime que négocier avec quiconque récusant les règles élémentaires d’engagement militaire et du dialogue serait une entorse à ses valeurs, engager un processus instable risquant de contrevenir à ses intérêts. Autant Paris peut entendre que l’ara pacis (l’autel de la paix) a pu servir dans le passé à asseoir une stratégie de domination, autant il est constaté qu’aucun groupe n’adresse des signaux d’apaisement dogmatique ou de renoncement à la violence. Ouvrir des canaux informels en pareil contexte offrirait des gains à la marge. Accroître les divisions au sein d’une mouvance déjà fractionnée. Accorder du crédit à ceux qui n’en ont pas. Prôner la démocratie auprès de chefs de guerre ayant pour référence des républiques islamiques qui pratiquent déjà le parlementarisme (Iran, Pakistan, Bangladesh).
Face à la fragmentation de l’islamisme radical
Bien que l’islamisme armé s’obstine à envisager la négociation sous l’aspect de la trêve ou de lasoumission, notons un phénomène de fragmentation résultant d’effondrements successifs. La défaite d’Al-Qaïda en Afghanistan a disséminé des groupes au Maghreb qui ont gangréné le Sahel[36]. La chute de Daesh a quadrillé l’Afrique en zones d’influence[37]. Des groupes comme HTC se composent d’un alliage de groupes, de sous-groupes et d’autres entités instables[38] dont rien n’indique qu’ils partagent le pragmatisme de leur chef, alors qu’ils semblent plus soucieuses de pérenniser leurs activités criminelles que de participer à des forums de paix.
A cette dynamique de dissémination/propagation s’ajoute un autre facteur de division : l’ethnicité de la violence. Le mot « terroriste » a longtemps essentialisé le djihadisme global d’Al-Qaïda et de l’Etat islamique. Le rapport de force actuel tend à fixer les combattants dans les porosités sociétales du champ de bataille, s’y fondre pour s’y confonde, ingérer les désespérances locales, se marier et enfanter, s’approprier les enjeux de proximité (litiges pastoraux, accès aux terres, contrôle des puits) pour s’autoproclamer assesseur d’une solution islamiste.
En fait de guerre antiterroriste, ne serions-nous pas confrontés à la question peule dans la région du Macina[39] ? Touarègue dans l’Adrar des Ifoghas ? Dogon dans la boucle du Niger ? Par extension géographique, le nord Nigeria n’interroge-t-il pas les confréries soufies (Tijaniyya, Qadiriyya) ? L’intégration des tribus irakiennes, le concept d’État-nation ? Les clans familiaux, la cohésion territoriale en Syrie[40] ? Les groupes armés ne sont-ils pas les instigateurs de contre- sociétéscriminelles de type triade, cartel ou mafia qui s’enkystent auprès de populations demandeuses d’un État juste et responsable ?
Le choix de formaliser un différentiel, celui-ci ou un autre, contribuerait à catégoriser la nébuleuseradicale, à identifier les « acteurs non étatiques » qui admettraient de faire la part entre l’acceptable (lapaix) et l’illusoire (la soumission).
Pour l’heure, la lucidité de quelques-uns ne permet pas d’établir une stratégie globale. Actons l’existence de signaux faibles d’un comportement néo-salafiste, néo pour désigner un salafisme pragmatique disposé à participer au jeu des institutions sans avoir l’impression de se déjuger, des chefs de guerre comprenant que l’avenir de leur projet repose sur la bonne gouvernance et la synchronisation de nos régimes composites, eux et nous ; de facto, une rupture avec le discours spectral de l’Etat islamique, qui, au nom d’une société islamique idéale, campe une signature temporelle orientée vers l’absolutisme brutal et le rejet paroxysmique des temps historiques[41].
Dans l’univers clos du contre-terrorisme, un adage dit : « Un poseur de bombe est un poseur de questions ». Certainement faudra-t-il, un jour, anticiper le vecteur par lequel l’islamisme radical pourrait venir à la table des négociations, à savoir la politique. Plus précisément, se préparer à ouvrir les dossiers de la discorde qui auront constitué le terreau de propagation de l’islamisme radical. La défaillance des États des régions concernées (Sahel/Proche-Orient), la corruption endémique (5 % de l’aide financière aux vingt-deux pays les plus pauvres vont dans les paradis fiscaux[42]) et lesnégociations informelles qui privent les populations locales du débat légitime sur la coexistence pacifique.
Si la paix doit avoir un prix, ce sera celui-ci : une négociation franche, sans esquive des zones d’ombre. Ceci bien avant d’envisager le temps des réconciliations.
Les opinions exprimées ici n’engagent que la responsabilité de leur auteur.
References
Par : Pierre BOUSSEL
Source : Fondation pour la recherche stratégique