La 5G : géopolitique d’une technologie majeure

Mis en ligne le 15 Juin 2021

La 5G : géopolitique d’une technologie majeure

Les débats et fantasmes que suscitent les annonces de déploiements commerciaux de la 5G risquent de nous faire perdre de vue les défis scientifiques et technologiques qui se posent pour la souveraineté française et européenne. Alors que la compétition États-Unis-Chine s’intensifie, fusionner les efforts européens permettrait de réduire notre dépendance technologique et de maîtriser ce domaine essentiel pour l’avenir, affirment les auteurs.

Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.

Les références originales de ce texte sont : “La 5G : géopolitique d’une technologie majeure”, écrit par Laurent Gayard et Waldemar Brun-Theremin. Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site de Conflits.

Le 1er octobre 2020, le gouvernement français avait récolté 2,786 milliards d’euros après la clôture des enchères autorisant le déploiement de la 5G sur le territoire français. Les enchères elles-mêmes n’auront duré que trois jours, du 28 septembre au 1er octobre, et quatre opérateurs seulement étaient en lice après la validation des candidatures par l’Arcep le 11 juin 2020 : Orange, SFR, Bouygues Telecom et Free Mobile. Comme presque partout ailleurs, seuls quelques géants se partagent le marché de la téléphonie mobile, en raison des capacités d’investissement réclamées par ce type de technologie. D’autant plus que le déploiement de la 5G suppose un développement des infrastructures et des investissements plus importants encore que pour les générations précédentes, 4G ou 3G.

Les sigles 1G, 2G, 3G, 4G… font référence aux différentes générations technologiques dans la téléphonie mobile, avec ce paradoxe qu’au fil des générations, ce type de technologie n’est plus circonscrit à la seule téléphonie mobile, mais couvre l’ensemble des objets connectés. La 1G fait ainsi référence aux premières générations de téléphones mobiles introduites dans les années 1980, avant qu’elles ne soient elles-mêmes remplacées par la première génération de télécommunication mobile numérique dans les années 1990, dite « 2G ». La transmission numérique consiste à faire transiter les informations sur un support physique de communication, en utilisant dans ce cas les relais radiophoniques, sous forme de signaux numériques, c’est-à-dire dans le langage binaire utilisé par l’informatique et bien sûr sur internet. Le saut technologique était donc déjà essentiel à l’époque où la 2G remplace la 1G, quand la transmission numérique de la voix remplace la transmission analogique[1]. La 3G, apparue au tout début des années 2000, a exploité ce saut technologique en même temps que l’amélioration des techniques de transmission numérique pour proposer des débits bien plus importants (de l’ordre de 20Mb/s[2] en moyenne), ainsi que l’accès à internet et le visionnage de vidéos. La 4G, officiellement apparue en 2016, offre des débits dix fois plus rapides et un nouveau saut technologique : au lieu d’utiliser les fréquences radios de la téléphonie – c’est-à-dire ce que l’on nomme le « réseau téléphonique commuté » qui est le réseau historique des téléphones fixes – pour transmettre la voix sous forme d’information numérique, elle utilise les protocoles internet pour le faire, ce que l’on nomme la VoIP, « Voix sur IP[3] ». Avec la 4G, la transmission numérique, y compris de la voix lors des communications téléphoniques, est donc complète. Quelle nouveauté et quel saut technologique représente donc la 5G, dont le déploiement en France a été autorisé par l’Arcep à partir de novembre 2020[4] ?

Une question d’ondes et de fréquences

Un point important est à préciser ici. Même si la 4G a complètement cessé d’utiliser les fréquences de transmission du réseau téléphonique traditionnel, il n’en reste qu’elle utilise tout de même des fréquences hertziennes pour transmettre l’information, quelle qu’elle soit. Depuis l’avènement de la société de communication au cours de la seconde moitié du xxe siècle, nous pouvons dire en effet que nous sommes environnés et traversés par les ondes hertziennes sur différentes fréquences. Le la d’un diapason utilisé en musique se transmet à 440 Hz et notre oreille perçoit des sons qui se transmettent de 20 à 20 000 Hz (l’oreille du chien ou du chat domestique va jusqu’à 60 000 Hz, c’est pour cela que Médor est prévenu bien avant vous que quelqu’un arrive à la porte). La bande FM émet sur une fréquence qui va de 87,5 à 108 MHz, avant d’être transcrite en signal sonore que notre oreille peut capter pour notre plus grand ravissement ou notre plus grande horreur. Les opérateurs 4G (Bouygues, Orange, SFR et Free) utilisent des fréquences beaucoup plus hautes : 700 Mhz, 800, 1 800 et 2 600. La wifi utilise des fréquences encore plus hautes : 2,4 Ghz ou 5 Ghz. La 5G, 5e génération des infrastructures et technologie de communication mobile, utilise, elle, un spectre de micro-ondes compris entre 20 à 100 Ghz sur une bande de très haute fréquence, qui est aussi celle utilisée pour les communications satellitaires.

L’usage de ces très hautes fréquences autorise des débits qui dépassent de loin ceux autorisés par l’actuelle 4G, de l’ordre de 3 à 5 Gigabits par seconde. Pour donner une simple idée de la vitesse de transmission des données, il est possible avec de tels débits de télécharger une saison entière de Game of Thrones en moins d’une minute. Le revers de la médaille est la portée extrêmement réduite du signal émis par les antennes relais pour la 5G ainsi que sa faiblesse puisqu’un simple mur, voire un arbre, peut le stopper et qu’il n’est plus efficace à quelques centaines de mètres d’un relais. Voilà qui explique pourquoi, dans un premier temps, le déploiement de la 5G va certainement concerner beaucoup plus les entreprises que les particuliers puisque pour obtenir une couverture satisfaisante en termes de réseau, il faudrait littéralement placer des antennes 5G partout, ce qui représente évidemment un coût exorbitant et ce qui alimente les craintes des associations vent debout contre la 5G, mais également de nombreux élus en France. Le « raz-de-marée vert » dans les grandes villes lors des municipales de 2020 a donné un coup de fouet à la mobilisation anti-5G, au premier rang de laquelle on a pu voir par exemple Grégory Doucet, le nouveau maire EELV de Lyon. Toutefois, et comme c’est bien souvent le cas dans notre beau pays, le débat a fini par occulter l’objet du débat et l’on ne peut que constater que le sujet de la 5G et de ses enjeux demeure un mystère pour une bonne partie de l’opinion.

Huawei : le leader chinois

Le thème de la 4e révolution industrielle revient souvent sous la plume des analystes : les réseaux de 5e génération permettent une transmission instantanée des données, et ainsi une synchronicité quasi parfaite entre appareils connectés, notamment les robots industriels. Cela ouvre des perspectives de précision dans l’exécution et de productivité – les robots remplaçant les humains dans la conduite automobile, les usines ou les blocs opératoires. Face à ces enjeux industriels, les grandes puissances doivent développer des stratégies sur le long terme. Prenant conscience du retard américain dans la 5G, l’administration Trump s’est ainsi attaquée au leader incontesté des équipements de télécommunications, le chinois Huawei, dont le fondateur est un ancien ingénieur de l’armée chinoise, connu pour « son culte des valeurs maoïstes et son attachement à l’idée d’innovation nationale pour briser la dépendance de la Chine à l’égard des entreprises étrangères “impérialistes[5] ».

Détenant près d’un tiers du marché des équipements de télécommunication, Huawei compte parmi ses clients la plupart des grands opérateurs de télécoms depuis de nombreuses années. Les Américains se heurtent donc à de fortes résistances pour déraciner Huawei du marché des infrastructures chez leurs alliés. Le Royaume-Uni, les Pays-Bas, le Brésil ou la Nouvelle-Zélande annoncent exclure Huawei des fournisseurs pour les équipements de 5G, mais cela ne résout pas toujours le problème de la présence d’équipements Huawei au sein des réseaux des générations précédentes. On notera cependant les limites et les paradoxes de ce prétendu retour du souverainisme économique en remarquant que le Parlement européen a annoncé s’équiper de caméras thermiques auprès de HikVision, entreprise chinoise leader des caméras de surveillance.

Pour freiner l’expansion de Huawei, Washington a interdit la vente de puces produites à partir de brevets ou de machines américaines. La Chine se retrouve contrainte à accélérer le développement et la production de puces sur son sol pour équiper ses antennes et ses bases relais. Le déploiement de la 5G représentera 6 millions de bases terrestres en Chine dans les deux prochaines années, selon David P. Goldman, fondateur et chroniqueur du site Asia Times Online.

Les géants technologiques américains se concentrent depuis une vingtaine d’années sur la dématérialisation : conception et logiciels. La base manufacturière a été délocalisée en Asie pour l’essentiel. Cela explique l’intérêt stratégique des Américains pour Ericsson et Nokia. Ces deux scandinaves, rescapés des années 1990, affichent de faibles parts de marché dans les équipements de 5G. Une alliance est régulièrement évoquée, mais un Airbus des équipements télécoms nécessiterait une volonté stratégique à l’échelle de l’Europe et devrait compter avec sa dépendance à la Chine pour la production de composants électroniques. L’outsider coréen pourrait également présenter un intérêt pour le secteur : selon un article du Financial Times[6], Samsung représente aujourd’hui plus de 10 % du marché des équipements de 5G et commence à équiper des opérateurs de télécoms américains. Et Samsung présente l’avantage de faire produire les composants nécessaires à ses équipementiers en Corée du Sud, au Vietnam et aux États-Unis pour ses puces les plus sophistiquées.

Reste aussi les autres alternatives technologiques que certains cherchent à utiliser dans la mise en place d’un réseau 5G. Ainsi l’open RAN (Radio Access Network) permet l’utilisation de matériels et de logiciels issus de différents fournisseurs au sein d’un réseau de 5G. Les opérateurs télécoms s’affranchissent ainsi d’une seule et même entreprise qui leur fournit logiciels et équipements comme le font les géants cités plus haut (Ericsson, Nokia, Huawei ou Samsung). L’O-RAN Alliance réunit les américains Mavenir, Parallel Wireless et Altiostar ainsi que des grands acteurs des réseaux comme Cisco ou le japonais NEC. Le géant des télécoms hispanique Telefonica participe à cette alliance au côté de l’indien Reliance Jio. Il est intéressant de noter que le seul chinois au sein de l’alliance est le géant China Mobile. Dernier en date à tenter l’open RAN, l’opérateur télécom Vodafone annonce vouloir utiliser l’open RAN pour 1/5e de son réseau au Royaume-Uni d’ici 2027.

Bientôt le quantique

Autre enjeu de taille, la 5G devrait permettre, dans un avenir plus ou moins proche, d’utiliser des transmissions quantiques de données. David P. Goldman, comme il l’explique dans son ouvrage You Will Be Assimilated[7], est convaincu que les Chinois maîtriseront à brève échéance, et avant tout le monde, les communications quantiques, qui rendront impossibles toute interception des communications, la moindre intervention extérieure détruisant le signal et le contenu du message en cours de transmission. Cette innovation s’inscrit dans la stratégie chinoise qui vise à se présenter à ses partenaires comme une alternative à la puissance américaine, les écoutes de la National Security Agency révélées par Edward Snowden en 2013 n’ayant échappé à personne. Et Pékin poursuit dans cette voix, en renforçant sa présence au sein des organismes qui établissent les normes techniques, comme pour l’Union internationale des télécommunications, agence issue de l’Organisation des Nations unies, dont le président est chinois depuis 2014. Les technologies de télécommunication sont prioritaires pour la Chine qui vient d’envoyer un satellite de communication de 6G dans l’espace. Alors que le débat fait toujours rage en France entre les prophètes de la 5G et leurs adversaires « amish » technophobes – pour faire référence à l’aimable qualificatif employé par Emmanuel Macron –, la Chine est déjà en train de préparer le prochain saut de génération dans un monde toujours plus hyperconnecté.

References[+]


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